L'hérédité.

Un sujet qui avait passionné des siècles et des siècles de philosophes, et qui continuerait de noircir les journaux pendant encore bien d'autres. Jusqu'à quel point nos parents, nos ancêtres, sont-ils responsables de ce que nous sommes ? Jusqu'à quel point l'ADN détermine-il notre destin ? Sommes nous voués à transmettre aux générations futures les erreurs et les succès de notre passé ? Où s'arrête la génétique, où commence l'éducation ?

Dans le cas de Ghost, une seule chose était sûre : il n'avait pas hérité du sens de l'orientation de ses ancêtres. Il était perdu. Complètement perdu. Et le plus humiliant, dans tout ça, c'est qu'il avait une carte. Une carte un peu ancienne, certes, mais d'après l'homme qui l'a lui avait vendue, à sa précédente étape, elle était encore valable. Sauf qu'il venait de sortir d'une station de métro... Qui n'existait pas sur le plan. Et que les noms des rues ne correspondaient à rien. Il avait beau rejeter d'un seul bloc sa famille, sa tribu et ses traditions, en cet instant précis, avoir l'instinct d'un pisteur Cherokee ne lui aurait pas déplu.

Une fois de plus, il déplia le morceau de papier patiné par les ans, et fronça les sourcils. Bon, il était arrivé en auto-stop par là... ensuite il avait suivi cette avenue, jusqu'à la bouche de métro. Jusque là, tout allait bien. Il était passé par ces stations là, et... C'était là que la Matrice buguait, parce que pas moyen de voir où il avait atterri. A moins... A moins qu'il n'ait encore fait une "crise" ? Et qu'il ne se soit endormi sans s'en rendre compte ? Merde. Ghost suivit du doigt la ligne... encore... encore... Bordel de merde. Là. Il était LA. Une quarantaine d'arrêts plus bas. Pourtant, il n'avait eu l'impression que de fermer les yeux pendant un bref instant, quelques minutes tout au plus.

Merde, merde, merde et merde. Il était tard, il était épuisé, son sac lui sciait les épaules et il crevait la dalle. Il ne restait plus qu'à faire demi-tour. Grommelant dans sa barbe, il redescendit l'escalier. Racheta un billet, encore de la tune foutue en l'air pour rien... Où se trouvait donc ce foutu quai ? Le réseau métropolitain était plus intriqué qu'un sac de noeud, c'était la première fois que Ghost visitait une ville aussi grande que Vancouver. Peut-être resterait-il, cette fois.

Un quai, mais était-ce seulement le bon ? Il ne comprenait strictement rien aux schémas que relayaient les écrans, ça aurait pu être un tableau abstrait que ça lui aurait sûrement d'avantage parlé. Ça devenait ridicule. Perdu dans la ville, dans le métro et sur le quai. S'il ça continuait, il n'aurait plus qu'à se rouler en position foetale dans un carton pour attendre le lendemain. Autant demander son chemin à un pékin local, tiens, vu que d'autres personnes avaient l'air d'attendre la rame...

Prenant son air le moins renfrogné malgré sa fatigue et son agacement croissants, il fit deux pas en direction de la personne la plus proche de lui.

"Excusez-moi... Ce train va bien en direction de Granville ?"

L’enterrement de Kenjiss avait eu lieu voilà quelques jours et depuis le ciel gris ne semblait pas vouloir laisser la place au soleil au dessus de la ville. Ce qui n’arrangeait pas vraiment la morosité du mutant. Cela n’arrivait que très rarement, mais le mutant était d’une humeur massacrante. A la Confrérie, les discussions se poursuivaient pour savoir comment ils allaient désormais s’organiser sans Kenjiss. Des débats qui n’en finissaient pas. Des maux de tête garantis à la fin de la journée. Et comme si cela ne suffisait pas, Terry avait reçu un coup de fil auquel il ne s’attendait pas la veille.

- Oui ?
- Terry ? C’est… moi.

Le mutant avait mis quelques secondes à peine pour identifier cette voix, même si cela faisait des années qu’il ne l’avait plus entendue.

- Qu’est-ce que tu veux ?
- J’ai entendu parler de ce qu’il s’est passé…
- Et après ?

Terry n’avait pu empêcher une certaine amertume de teinter sa voix. La femme à l’autre bout du fil était une étrangère pour lui à présent

- Ecoute, je voulais simplement te dire que… si tu veux… je suis de passage actuellement au Canada.
- Ce n’est pas maintenant que j’ai besoin de toi. Tu aurais du le faire avant. Bien avant. J’ai refait ma vie

Et il avait raccroché, sans un mot de plus. Mais cet appel l’avait davantage perturbé qu’il ne voulait bien se l’avouer.

Ce matin, il avait décidé de prendre l’air. Marcher, pour se vider la tête. Il en avait besoin. Prendre la température de la ville, inconsciemment. Il avait fermé le Green Scale pour quelques jours et avait conseillé à ses employés de se tenir sur leur garde. Au cas où. Lorsque la pluie se remit à tomber, Terry se réfugia dans la première bouche de métro qu’il rencontra.
Les gens semblaient conserver leur routine habituelle malgré tout. Métro-boulot-dodo. Inconscient encore de l’impact que la mort de leur leader allait avoir sur le monde. Le mutant les observa. Et pour la première fois de sa vie, il fut réellement dégouté de ce qu’il voyait. Des hommes, des femmes. Des humains. Qu’ils profitent de la paix. Qu’ils en profitent seulement. Cela ne durera plus songea-t-il, en colère.

Ce fut une petite voix qui le sortit de ses pensées. Terry se tourna vers le jeune homme qui l’avait accosté et posa son sombre regard sur lui. Le mutant portait toujours son deuil, même si désormais il n’y avait plus que ses yeux pour l’affirmer. C’était un jeune. Un adolescent, visiblement paumé. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il n’était pas d’ici. Un étranger. Mutant ou humain ? Le genre de question qu’il ne se serait jamais posé avant.

Terry leva la tête pour vérifier les horaires et les destinations sur les écrans.

"Celui-ci non, il va à l’autre bout de la ville. Mais le prochain part vers Granville. Dans une vingtaine de minutes"

Quand Ghost s'était enfin décidé à demander son chemin, il n'avait pas "choisi" Terry. A vrai dire, il ne l'avait même pas regardé, c'était simplement l'être humain le plus proche de lui. Mais maintenant qu'ils étaient face à face, il se demandait s'il n'aurait pas mieux fait de prendre son temps, de peser le pour et le contre, de voir s'il n'y avait pas quelqu'un d'autre à qui s'adresser... Il avait les yeux d'un mort et l'air presque aussi aimable que Ghost dans ses meilleurs jours. Sinistre, en fait. Il allait certainement l'envoyer chier, de ce que Ghost pouvait en déchiffrer, il n'avait pas l'air d'être d'humeur à s'emmerder avec un semi-clodo égaré...

Sauf que non. Les gens étaient décidément pleins de surprises... Il ne s'était pas montré désagréable du tout, il l'avait même aidé. Efficace, un peu sec peut-être, mais il l'avait aidé. Ghost n'en demandait pas tant. Il était sur le bon quai, dans la bonne direction. Ça c'était la bonne nouvelle. La mauvaise, c'était le délai de vingt minutes. Ça pourrait sembler anodin, vingt minutes, juste le temps de lire un chapitre ou de battre son record de tetris. Ça ne l'était pas pour le cherokee.

"Merde... vingt minutes, avec le trajet en plus... merde, je s'rais jamais à l'heure..."

Il avait réussi à réserver une chambre dans une auberge de jeunesse du quartier, mais le couvre feu était dans moins d'une demi-heure... On ne le laisserait jamais rentrer, il pouvait en être certain. Merde, merde, et re-merde ! Est-ce que quelque chose pouvait bien tourner pour une fois dans sa vie, bordel ? Il avait l'habitude de dormir à la belle étoile, certes, le cul dans les cailloux et le nez dans le froid, mais ça ne voulait pas dire qu'il avait envie de tenter l'expérience dans une ville étrangère... Une immense ville étrangère. Surtout quand il était passé aussi près d'avoir un vrai toit au dessus de la tête.

Ghost réalisa soudain qu'il n'avait pas remercié l'inconnu. Il ouvrit la bouche, mais avant qu'il n'ait eu le temps de dire un mot, il fut interrompu. Une femme, cinq bons centimètres de plus que lui sans compter les talons, ses cheveux noirs contrastant violemment avec sa peau pâle et ses vêtements blancs. Belle, quoique peut-être un peu froide.

Il faut savoir que quand on vit à moitié dans la rue, comme un vagabond, on chope vite quelques réflexes. Simple question de survie. Si vous ne comprenez pas très rapidement que le monsieur qui vous invite à venir manger des bonbons dans son van n'est pas votre copain, vous ne ferez pas long feu. Et cela fait quelques années déjà que Ghost errait. Il était plutôt bon là-dedans, en fait. Donc pour survivre, il vous faut des réflexes, et ces réflexes ne vous viendront pas sans une petite dose de paranoïa salutaire.

Il la dévisageait maintenant, avec sa gueule d'ado mal peigné, la poussière de la route encore accrochée à ses fringues, au propre comme au figuré. Ses yeux cernés par trop de nuits blanches et de siestes piquées sur la banquette arrière d'un conducteur qui a bien voulu le prendre en stop. Et elle, qui avait l'air sortie d'une affiche pour une marque de parfum, se proposait de le guider ? Cendrillon pouvait aller se faire foutre, il avait fait mieux qu'elle !

Y'avait un piège, c'était pas possible.

Ce genre de trucs, ça arrive pas dans la vraie vie.

Par contre, des gens qui vous embobinent pour vous voler vos organes, ça arrive. Il l'avait lu, dans une feuille de chou quelconque. Et il n'avait pas DU TOUT envie que ça lui arrive à lui. Il était presque sûr d'avoir besoin de toutes les pièces détachées avec lesquelles il était né. Merde quoi, il se perdait, il risquait de devoir bel et bien dormir dans un carton, et en plus quelqu'un essayait de lui piquer ses reins ? Bordel.

"Merci m'sieur pour le renseignement. Et sauf vot' respect, m'dame, vous êtes qui ?"

Parce que c'était bien gentil, mais elle s'était pas présentée, et il trouvait ça vachement suspicieux. Encore plus que le reste, en fait. Quand on aborde les gens, on se présente d'abord, non ? Et puis il commençait à être tellement stressé qu'il se sentait sur le point d'exploser. Trop c'était trop.

Un main se posa sur son épaule... Il se retourna, se retrouvant nez à nez avec un lapin géant bleu pastel, une mascotte pelucheuse aux grands yeux de verre rose. Qui vendait des barbes à papa. Pour pas cher d'ailleurs, et il était vrai qu'il commençait à avoir faim. Mais ça n'était pas le moment, vraiment pas. Il était en train de discuter, c'était évident, non ?

"Vous voyez pas que je suis occupé ?"

Et Ghost se retourna vers ses deux interlocuteurs, absolument inconscient que l'iris de ses yeux noirs était complètement dilatée, ni même qu'il venait de se retourner pour interpeller une pauvre poubelle inoffensive qui n'avait rien demandé à personne. Et qu'il n'y avait certainement aucun vendeur de barbes à papa à des kilomètres à la ronde... Encore moins en costume de lapin. C'est tout dans ta tête, petit.

On parlait en effet de la mort de Kenjiss un peu partout. Le mutant tentait de ne pas écouter, de ne pas entendre. Terry ne savait même pas pourquoi il avait pris la peine de répondre. Par habitude, sans doute. C’était quelqu’un de poli. Et puis, il avait vraiment besoin d’aide ce gamin. Ca crevait les yeux. Le mutant ignorait seulement encore à quel point. Terry reporta son attention sur lui et délaissa le panneau indicateur aux autres voyageurs pressés. Le gamin semblait être sur les routes depuis un bon bout de temps. Et sur le point de voir son toit pour la nuit lui filer sous le nez si le Caméléon se fiait à ses paroles.

C’est à cet instant qu’une femme s’immisça dans la conversation. Terry ne s’en offusqua pas. Après tout, le quai appartenait à tout le monde et il n’était sans doute pas le seul à avoir entendu la requête de l’adolescent. Seulement le premier à avoir réagi. Elle allait dans la même direction que lui. C’était parfait. Les choses s’arrangeraient pour lui. Et avec un peu de chance, il parviendrait même à se trouver un autre endroit où dormir. Sauf que… l’adolescent eut une réaction plutôt inattendues. Deux réactions inattendues, plus précisément. La première surprit légèrement Terry. Alors qu’il venait de le remercier pour lui avoir indiqué son chemin, voilà qu’il se méfia totalement –et sans raison apparente- de la femme. Terry recula d’un pas. Par précaution. Il jeta également un coup d'oeil à la jeune femme, avec un air empreint d'incompréhension.

Puis, l’adolescent leur tourna soudain le dos à tous les deux et s’adressa à… personne. Car il n’y avait personne derrière Ghost. Terry avait beau regarder, il ne voyait rien hormis une poubelle. Il surveillait désormais le moindre mouvement de l’adolescent.

*v’là qu’il hallucine maintenant ! pauvre gosse*

Terry ne le quittait plus des yeux, ne sachant pas trop quelle attitude adopter. Faire semblant de rien ou bien… ? Ce fut à cet instant qu’il intercepta le regard changeant du gosse et un début d’explication germa dans l’esprit du Caméléon. A vrai dire, il n’y en avait sans doute pas trente-six non plus.

*mutant ? ou bien camé ?*

Terry n’était pas loin de la vérité. Mais il était encore loin de se douter à quel point. Finalement, il fit ce que tout le monde aurait fait dans pareille situation.

"Euh… est-ce que tout va bien, petit ?"