A la grande surprise de Maria, la provocation enfantine de monsieur Propre avait fait mouche ! Deklan Fanel s'était arrêté net et exécutait un rapide demi-tour. Était-ce une lueur de défi qu'elle percevait dans son regard ?

Intéressant…

Ainsi donc, le puissant "Arpenteur Silencieux" du Nouvel Institut se montrait particulièrement sensible aux taquineries ? La confrériste grava cette précieuse information sur la plaque de marbre cérébral dressée dans un coin de son cerveau.
Face à un tel monstre de potentiel, tout signe de déficience -aussi anodin qu'il soit- devait être scrupuleusement répertorié et listé, cela pouvait s'avérer utile en prévision d'éventuelles confrontations futures.
Pour le moment, la liste des faiblesses de l'arénokinésiste souffrait de rachitisme : elle ne comptait que quatre entrées, classées par ordre d’intérêt :
1 _ A un fils d’une dizaine d’années, potentiellement enlevable.
2 _ A perdu sa femme dans des circonstances étranges.
3 _ N’aime pas les moqueries venant d’hommes aux biscottos sur-développés. (nouvelle entrée !)
4 _ Aime le cirque.

A première vue, la dernière information ne présentait pas grand intérêt mais c’était néanmoins grâce à elle qu’aujourd’hui Maria pouvait filer discrètement le puissant mutant.
Elle mêla ses applaudissements à ceux de la foule ravie d'avoir un nouveau candidat à l’épreuve du marteau.
Deklan passa juste à côté d’elle -la frôla même- sans la remarquer. Un sourire aux lèvres, elle le suivit lentement du regard.

Étrange tout de même qu’un mutant comme lui puisse apprécier à ce point le cirque…
Comment diable pouvait-on être impressionné devant des numéros d'acrobates ou d'équilibristes quand on assistait quotidiennement à l’entraînement matinal de Terry ?
Comment ne pas se moquer du cracheur de feu quand on côtoyait, trois cent soixante-cinq jours par an, des adolescents capables d’aspirer toutes les flammes d'un incendie de forêt ?
Comment ne pas vouloir jeter des pierres à la femme à barbe quand on connaissait Tousled ?
Comment applaudir sincèrement l’avaleur de sabre quand Twikjeya se transperçait l’épaule de part en part avec une lame métallique sans extérioriser le moindre signe d’inconfort ?

Cette passion du cirque échappait à Maria, mais elle ne s’en plaignait pas pour autant. Après tout, si le truc de Deklan avait été le naturisme, sans doute aurait-elle eu plus de difficultés pour passer inaperçue !
D'un geste, elle replaça sous son chapeau noir la petite mèche platine qui s’était évadée pour tomber sur sa tempe.

Juste après avoir sacrifié la coquette somme de dix livres sterling à l'entrée du cirque, Maria s’était ruée vers un stand envahi de clowns qui proposaient de vous maquiller et vous déguiser en quelques minutes pour deux ou trois piécettes.
Depuis lors, nantie de ce nouvel anonymat, elle n’avait pas quitté sa cible d’une semelle, laissant tout de même quelques mètres de distance de sécurité pour ne pas éveiller les soupçons.

Fanel s’approchait du géant au marteau. Malgré son bon mètre quatre-vingt, il donnait l'impression d'être un leprechaun partant à l'ascension d'une montagne de muscles huilés et saillants. Mais Maria savait que le combat était forcément inégal : superior contre inferior... L'issue était jouée d'avance !
Pour la énième fois, elle se passa un doigt ganté sur le visage pour vérifier la robustesse de son maquillage.
Pas de souci, elle était parfaite !
Le visage totalement enfariné de blanc, les lèvres rouges et brillantes, les cheveux blonds rassemblés en chignon et dissimulés dans un chapeau conique noir, les sourcils tracés au fusain, une grosse larme noire dessinée sous son œil gauche, un costume de lumière, Maria était méconnaissable.

Au stand de maquillage, on lui avait proposé "Colombine"... Par esprit de contradiction, elle avait jeté son dévolu sur "Pierrot".

En cette heure de désillusion, le "Cirque des Miracles" ne méritait pas son nom. De miracle, il n’y en avait pas eu… Maria, qui s’était approchée jusqu’au premier rang pour mieux profiter du spectacle, y avait pourtant cru dur comme fer, plus fort même que la plupart des badauds présents de par sa connaissance du personnage.
Quand, sous l’action du coup de masse de Deklan, le poids avait entamé son ascension vers les cieux, les gens, comme un seul homme, avaient retenu leurs respirations. Le vent lui-même s’était arrêté de souffler pour ne pas gâcher l'intensité du moment. Mais, hélas, le projectile porteur de tous les espoirs s'était souvenu un peu trop tôt qu'il était, comme tous les objets qui ont une masse, soumis aux dures lois de la gravité. Il perdit rapidement de sa vitesse et retomba sous son propre poids sans avoir fait sonner la cloche. Une rumeur de désenchantement s'éleva dans le public.
La revanche des faibles sur les costauds n'était pas pour aujourd'hui ! La pièce se terminait en queue de poisson, sans le coup de théâtre espéré par tous. Flûte !
Maria elle-même claqua des doigts sous le coup de la déception.
Mais merde, qu’avait fait Fanel ? En usant d'une infime partie de ses pouvoirs, il aurait pu rabattre le caquet de ce gros moustachu pénible et sortir sous les vivas de la foule ! Sûrement n'avait-il rien tenté pour ne pas attirer l’attention sur lui.
La raison avant la fierté… Ce type était définitivement trop sage pour qu’on puisse espérer, un jour, le voir rejoindre les rangs de la Confrérie Moderne !

Maria s’apprêtait à s’éloigner pour retrouver une distance raisonnable de sécurité quand Deklan et le colosse gratifièrent les spectateurs d’une saynète burlesque digne des vieux films de Laurel et Hardy.
La confrériste grimée en Pierrot ne put s’empêcher de sourire et joignit ses applaudissements à ceux du public, une pointe d’étonnement et de suspicion dans le regard. Cette bouffonnerie n'aurait-elle été écrite à l’avance, par hasard ? Deklan n'était-il pas, en fin de compte, un complice de monsieur Propre ?
Quoiqu’il en fût, contre toute attente, il sortait de cette épreuve la tête haute. Trop haute, peut-être, car il faillit littéralement la piétiner.
La collision fut légère mais inattendue si bien qu'elle s'avéra suffisante pour la déstabiliser elle et ses soixante kilos. Elle trébucha et se plia en avant pour éviter se retrouver sur les fesses.
Oups ! Une mèche d'une blondeur révélatrice avait échappé au carcan de son chapeau noir. Sans attendre, elle ramassa promptement ses cheveux rebelles trop reconnaissables... Pourvu qu'il n'ait pas eu le temps de les remarquer !
Les yeux toujours vers le bas, elle remarqua un objet sur le sol, près de sa chaussure. D'un geste rapide et fluide, elle ramassa ce qui s’avérait être une montre et se releva vers son assaillant, les mains dissimulées dans le dos.
"_ Si on se connaît ? Répondit-elle en pinçant la bouche de manière taquine, et comment ! De quand date la dernière fois où vous avez levé les yeux pour regarder mon visage mélancolique gravé sur la Lune ?"

Elle jouait son rôle de Pierrot, en masquant, du mieux qu'elle le pouvait, sa voix et son accent russe.
"_ Pour ma part, cela fait des millénaires que je contemple la surface de la Terre depuis mon perchoir extra-atmosphérique… A force d'observations, il est normal que je connaisse tous les terriens ! Leur passé, leur présent et leur futur."

Discrètement, elle glissa la montre dans la poche arrière de son pantalon de costume, ressortit les mains de son dos et saisit l'avant-bras droit de Deklan :
"_ Laissez-moi vous dévoiler l'étendue de mes savoirs sur... Vous, par exemple !
... Pour revenir sur votre passé, je sais que vous auriez pu faire sonner la cloche si vous aviez osé révéler votre vraie nature...
... En ce qui concerne le présent, vous vous demandez qui est réellement la personne qui est en train de vous faire face...
... Et après une lecture rapide du futur proche, je peux prédire que vous allez m’inviter à prendre un verre pour tenter de percer ce mystère et que vous ne serez plus jamais à l’heure pour vos rendez-vous !"

Le sourire de Maria s'étirait d'une oreille à l'autre. Elle aurait préféré continuer sa surveillance à distance, mais le destin ayant forcé les choses, elle n'avait d'autres choix que de s'adapter. Avec un peu de chance, Deklan ne découvrirait peut-être pas immédiatement son identité !