20 février 2052, au Mathisse.

Pressé par le temps, Basile se faufilait parmi la foule, le plus rapidement possible. Fidèle à lui-même, l'homme était encore en retard, malgré l'importante soirée qui se préparait au Mathisse. Quelle incroyable crédibilité il se traînait... Au moins ses employés eux respectaient les horaires, raison pour laquelle Basile s'accordait de temps en temps une petite marge dans ses rendez-vous. Bien sûr, cette justification était loin d'être valable. Il sourit. Ce n'était pas comme si c'était la première fois. Il n'aurait qu'à faire les yeux doux à Duchesse, après tout.

Arrivé à destination, Basile passa à l'entrée du bâtiment et remarqua l'intensive excitation des personnes présentes dans la salle principale, ainsi que l'atmosphère électrique qui y régnait. Un samedi soir. Le point clé de la semaine, en quelque sorte. Duchesse s'était lâchée sur la déco, cette fois-ci. Assise près du comptoir, elle limait ses ongles gigantesques, un air nonchalant trompant sa réjouissance mais aussi son exaspération.

- Encore en retard, mon p'tit chéri. C'est qu'on va finir par faire tourner la boîte sans toi un de ces jours. Non mais c'est vrai ! On devrait te greffer une horloge dans le bide peut-être... Ou bien tout simplement t'acheter une montre. Je suis sûre que ça changerait ta vie tiens. Des aiguilles et des chiffres, ça ne peut pas te faire de mal.

Comme si il n'avait rien écouté ou entendu, Basile se précipita vers son amie pour l'embrasser.

- Bonjour, Emma, dit-il avec sarcasme.

- Ne joue pas à ce jeu là avec moi chéri, ta belle gueule ne te sauvera pas cette fois-ci !

- Mais de quoi tu parles ? T'as pris un truc ou bien ?

- Ce que tu es bête.

Basile posa ses affaires dans un coin et observa le travail effectué par Duchesse, qui comme il l'imaginait, respirait sa tendance maladive à tout perfectionner dans le moindre détail. L'endroit, à l'origine assez terne, s'ornait désormais fièrement des couleurs de l'arc-en-ciel, emblème le plus souvent sollicité par la matriarche.

- Est-ce que ça te plaît ? C'est une soirée à thème ce soir, si tu t'en souviens. Lui demanda-t-elle, sans lever les yeux de ses mains.

- C'est kitch.

- Tu as raison. Mais boucle-la la prochaine fois, si c'est pour toujours dire la même chose.

Basile jeta un dernier regard aux décors avant de s'en aller chercher les autres. Duchesse n'était visiblement pas d'humeur, ce soir.

Empruntant les coulisses situées derrière la modeste scène qui surplombait la salle, l'homme rejoignit Monica, captivée par l'émission que diffusait le petit écran posé devant elle.

- Regarde ça Basile... Le gouvernement vient d'annoncer qu'il va redoubler d'efforts pour pouvoir tous nous trouver. Jusqu'au dernier.

Sans prononcer un mot, le mutant se concentra lui aussi sur les informations délivrées par la TV. Les images, entre militaires mutilés et bâtiments rasés, parlaient sinistrement d'elles-même.

- C'était une erreur d'aller là-bas tu sais, lui dit-elle. Nous ne sommes plus autant en sécurité qu'auparavant.

Basile, hagard, continuait de fixer les visages marqués par l'affrontement, qui défilaient les unes après les autres à une allure folle. Une méthode comme une autre de sensibiliser Monsieur Tout le Monde à la cause anti-mutante, et de contribuer à lui faire remonter de mauvais souvenirs.

- Bordel tu m'écoutes ?! Je suis en train de te dire que ça craint un max Basile !!

- Pas maintenant, s'il te plaît. Duchesse boude déjà assez pour nous tous. Où est Keira ?

Monica soupira.

- En bas, je suppose. Si elle n'est pas en train de se shooter.

- Arrête avec ça tu veux ?

- Et toi arrête de jouer au bon samaritain.

- Bordel vous avez quoi à tous me faire chier ce soir ?!

Basile claqua la porte. Il descendit quatre à quatre le peu de marches qui le séparait du bas de l'établissement, lieu principal. Keira l'attendait au bar, essuyant des verres. Duchesse n'était plus là. Le mutant s'assit, commanda une vodka serrée. Ils restèrent longtemps muets.

- Quelle heure est-il ? Demanda le mutant.

- On ouvre dans une heure.

- Génial...

- Et Eniss ne va pas tarder à arriver.

- En espérant qu'il fasse moins la gueule que vous trois.

Levant les yeux au ciel, Basile but son verre d'un trait.

Une soirée comme d’autres avant s’annonçait au Mathisse. A vrai dire, à ce moment, je n’étais pas vraiment en forme. Je savais que je n’aurais pas dû y aller, cependant… Cependant, je l’ai fait, j’y suis allé.
Tant pis, on fait tous des erreurs, après tout, même moi.

Ce soir là je quittai ma chambre de Seattle la guitare sur le dos, la tête enfarinée. Non pas que ce détail soit particulièrement important mais j’avais mal dormi ce jour là. Comme quoi douze heures de sommeil peuvent être totalement contre-productives.
Je quittai ma chambre et le froid me mordit au visage. C’était là un avertissement, j’en suis maintenant certain. Le vent me hurlait de ne pas faire un pas de plus.
Con de vent.

Une fois arrivé au Mathisse je me rendis dans ma loge – un semblant de placard avec un lit au sol et un porte-manteau – pour retirer le mien. Les plumes me démangeaient mais j’étais passé maitre dans l’art de les ignorer et j’hésitais à garder mon gros pull en laine sur la scène. D’un côté j’aurais chaud et mes ailes resteraient planquées de manière certaine, malgré un côté ridicule non négligeable, de l’autre j’étais un peu mieux dans ma peau au risque que quelques plumes dépassent.
Choix cornélien, j’optai finalement pour le T-shirt à manches longues qui, bien que camouflant mal mes ailes, cacherait complètement mes bras maculés de trous de seringue.

Il n’y a pas à dire, je me sentais bien dans ce milieu. Le Mathisse était un endroit où je savais que les gens ne jugeaient pas sur le physique. Ici, une femme pouvait être un homme, et inversement. Les hommes embrassaient les hommes, les femmes connaissaient – bibliquement ou non – d’autres femmes. Jamais un employé n’avait eu une parole ou un geste déplacé à mon encontre.
Ce bar pour homosexuels était une sorte de Toleranceland, un lieu où l’on pouvait être, sans penser aux regards inquisiteurs des bien-pensants.
Un lieu où je me sentais un peu chez moi.

C’est donc en jean, pieds nus, la manifestation de ma mutation correctement sanglée et la guitare à la main que suivant sans le savoir le même itinéraire que Basile, je rencontrai Duchesse. La copine à tout le monde, Duchesse. La copine aux grands ongles, sa tenue ce soir était impressionnante.
Mais où était Basile ?

- ‘soir Duchesse, t’as pas vu le chef ? demandai-je poliment.
- Eniss ! Quel plaisir de te revoir répondit-elle en me faisant la bise, ignorant par là ma question. Puis elle regarda plus en détail mon accoutrement et eut une moue de dégoût. C’est en quel honneur, ce truc moche ?
- Ben oui, j’ai un peu froid ce soir alors j’ai mis des manches longues. Toi, par contre, tu as mis les petits doigts dans les grands ongles, à ce que je vois. Il n’y avait aucun sarcasme dans ma voix, pourtant elle le prit mal.
- Toi aussi t’as un problème avec la déco ? Vous savez que si ça ne vous plait pas, vous pouvez vous la faire vous-même ? Elle semblait peu encline à discuter ce soir.
- Oula, si on ne peut plus rien dire…

Poursuivant mon chemin jusqu’au bar – qui n’était pas difficile à trouver, le gros arc-en-ciel en guise de panneau faisant tout le travail – je tombai nez-à-nez avec Basile, qui prenait un verre, et Keira, la petite nouvelle du Mathisse. Instinctivement je sus qu’un lien tacite nous unissait, malgré son apparence un peu froide.

- Salut Basile, dis-je, en lui serrant la main et en affichant mon plus beau sourire, salut Keira, c’est ça ? Basile m’a parlé de toi. Comment vas-tu ? J’avais demandé ça plus pour entamer une discussion qu’autre chose.
- Et toi ? me lança-t-elle après un petit temps de réflexion. Son regard ne pouvait pas être qualifié de noir, ni même d’hostile, et pourtant je me dis qu’elle avait une dent contre moi.
- Moi, ça va très bien, dis-je avec nonchalance, et…
- Tu mens, lâcha-t-elle. Sa voix sonnait comme un couperet. Cette fille, lorsqu’elle vous regardait, donnait la désagréable sensation de lire en vous comme un livre ouvert, comme si vous n’aviez plus aucun secret pour elle. Je lançai un regard inquiet en direction de Basile.
- Un truc est mal passé ce midi, je crois que je traine une indigestion.
- Encore, tu mens.

Va-t-elle jamais se taire ? Je fis mine de ne pas comprendre et lui demanda un whisky.
Sans m’en rendre compte je venais d’appliquer la règle numéro une du toxicomane qui sent venir la crise de manque : prétendre que c’est la faute au repas de la veille. Au moins c’est légal, on t’emmerde pas avec la morale et tu peux quand même vomir partout.
Cependant, Keira avait vu clair au travers de mon jeu et, du coup, j’avais un peu ignoré Basile. La soirée s’annonçait presque pénible.

- Sinon, demandai-je à mon voisin de boisson, comment vas-tu toi ? Prêt à entendre quelques meilleures chansons de tous les temps ?

Eniss était enfin arrivé. Basile, enjoué, se tourna vers lui et observa sa démarche, car c'était toujours la première chose qu'il daignait faire lorsqu'il rencontrait ou revoyait une personne, avant même de la saluer. Comme à l'accoutumée, le jeune ailé arborait des vêtements en parfaite adéquation avec ses goûts musicaux, lui donnant une allure volontairement négligée. Un certain charme s'en dégageait, ce charme caractéristique des esprits atypiques ou rebelles. Le jeune homme allait avoir du succès... à ses dépens.

- Salut Eniss, dit Basile tout en lui serrant la main.

Le jeune homme s'installa à ses côtés. Le premier réflexe de Basile fut de rediriger son attention vers Keira, de l'autre côté du bar. La mutante n'occupait pas cette place par hasard, son pouvoir offrant un radar infaillible face à toutes sortes de dangers potentiels... ou de mensonges. Très pratique, pour le coup, car Eniss semblait, visiblement, avoir quelque chose à cacher. Basile n'accordait malheureusement qu'une relative confiance au jeune homme, qui incarnait à lui seul un cocktail explosif mélangeant drogue et crise d'identité. Basile demeurait ainsi lucide à son sujet, car Eniss n'était pour ainsi dire pas très fiable, en tout cas pour l'instant.

D'ailleurs, la franchise et le tact peu conventionnels de la barmaid l'avaient d'ores et déjà désarçonné. Bredouillant des mots d'excuses peu convaincants, le jeune mutant perdait progressivement toute sa crédibilité, et Basile craignait que son "protégé" ne lui dit pas tout à propos de sa soi-disant reconversion.

Et quelle rédemption. Avoir récupéré Eniss dans la rue représentait un défi réellement difficile, mais néanmoins atypique. Basile avait espoir, car malgré ses réticences, le musicien osait lui dévoiler de temps à autre de la gratitude pour les efforts qu'il fournissait à son égard. Il était vrai que s'assumer en tant que mutant, mais surtout assumer une mutation pareille à celle d'Eniss, n'était pas chose aisée, surtout à Seattle. Voilà pourquoi le Mathisse lui offrait une parfaite terre d'accueil : tout le monde, ou presque, s'efforçait d'être totalement décomplexé, que ce soit en tant qu'homosexuel ou en tant que mutant. Un univers des plus adéquats.

La joute verbale qu'avait amorcé Keira semblait s'être terminée. Anxieux, Eniss s'adressa à Basile :

- Sinon, comment vas-tu toi ? Prêt à entendre quelques meilleures chansons de tous les temps ?

- Très bien, merci. Et je suis toujours prêt à entendre ta voix, du moment que c'est un bon registre !

Keira continuait de dévisager le jeune mutant avec indécence. Quelque chose n'allait pas, c'était clair.

- Viens, je vais te montrer comment te placer sur scène pour qu'on ne remarque pas tes ailes.

Les deux hommes s'avancèrent lentement vers la scène, en surplomb au fond de la salle. Eniss baissait les yeux, le regard empli de reproches.

- Regarde, là-bas. Ce coin est relativement à l'abri des jeux de lumière, on ne te verra presque pas grâce aux ombres. J'ai testé avec Duchesse la qualité sonore, ça ne devrait pas poser de problèmes.

Basile observa de nouveau son compagnon. Un teint pâle, maladif, s'était emparé de son visage.

- Eniss, tu es sûr que ça va aller ? S'enquit Basile, non sans inquiétude.

Après coup, la soirée me semble irréelle.
J’étais idiot, à l’époque, c’est à peine croyable. Je sais que Basile ne voulait que mon bien, que Keira avait raison, que je mentais pour soi-disant me protéger, que la crise aurait pu s’arrêter là. Que voulez-vous, tout se passait comme si j’étais dans un rêve, comme si je pouvais me permettre de perdre la confiance de mes proches.
Je ne comprenais pas les enjeux de nos discussions et de nos prises de bec. Le moins qu’on puisse dire c’est, à ce moment là, que Basile et moi avions une relation houleuse. Il y avait des vagues, parfois, entre nous. Lui n’était jamais violent, même quand je le devenais. Je ne comprenais pas pourquoi il s’accrochait tant à ce que je me sorte de ma toxicomanie, ce qui m’énervait. Après tout, j’étais maitre de mon corps, j’en faisais ce que je voulais et n’avais de compte à rendre à personne.
Oui, j’étais très naïf à cette période de ma vie. La vingtaine ne me réussissait pas, et dire que j’étais majeur. La blague.

Après avoir échangé – ce qui reste un bien grand mot – avec Keira, Basile me sortit du pétrin dans lequel je me plongeais tout entier en mentant devant la barmaid. Du moins c’est comme ça que je perçus son intervention, une perche qu’il me tendait. Il me proposait d’aller faire un tour sur l’estrade, c’était parfait.

- Viens, je vais te montrer comment te placer sur scène pour qu'on ne remarque pas tes ailes.
- Merci Basile.

Malgré-moi je réprimai une moue dégoutée en entendant « tes ailes ». Il s’agissait bien là de mon fardeau, impossible à rater entre mille.
Cependant le fait de s’approcher de la scène me changea l’esprit. La musique était là, je me sentais déjà empli de satisfaction à l’idée de pouvoir chanter quelques morceaux d’artistes que j’affectionne particulièrement.
Le recoin sombre de la scène me dérangeait quand même un peu, ce que je manifestai immédiatement. J’avais un égo démesuré à nourrir, tout de même.

- C’est sombre et on ne voit pas mes – j’eus une brève hésitation, témoin de mon malaise vis-à-vis des mutants, pendant laquelle je repris mon souffle – ailes, mais on va me voir ? C’est un peu nul de chanter si on n’est pas vu.

Je ne me rendis pas compte que mon apparence s’était faite cadavérique, j’étais trop content d’être à deux doigts de me représenter sur scène pour ça. C’est sa question qui me sortit de la rêverie dans laquelle je m’étais plongé.

- Eniss, tu es sûr que ça va aller ? s'enquit Basile, non sans inquiétude.
- Oui oui, répondis-je du tac au tac. En le disant je portai machinalement une main sur mon bras gauche, portant les stigmates de ma nuit passée. C’est juste que j’ai mal dig…

Non, le coup de l’indigestion n’était pas passé, Keira avait démonté ma thèse. Vite, il me fallait une idée, quelque chose de brillant, qui serait crédible.
Le silence s’installa une demi-seconde, puis toute une seconde, jusqu’à faire comme chez lui, se déchausser et se servit un apéro en rotant gaiement. Vu que j’avais échoué pour trouver une excuse, je me contentais de baisser la tête, non sans affecter un air coupable. Espérant qu’il ne s’était rendu compte de rien, je tentai de détourner la conversation.

- Ce soir, je vais aborder le thème de l’homosexualité en chansons. C’est le cadre rêvé pour ça, dis-je en désignant d'un large geste les locaux, je t’avoue avoir pensé à toi et à tous les habitués du Mathisse en cherchant les paroles sur le Net. Ça va faire un carton.

Ma diversion fut un échec, c’était évident, Basile n’était pas si dupe. Je n’avais pas envie de parler à ce moment, ma seule ambition était de pousser la chansonnette. Il n’allait pas me retirer ce petit plaisir.
Basile était quelqu’un de très visuel, c’est donc par le regard que j’essayais alors de le défier, de lui faire comprendre mon point de vue. Oui, j’avais quelque chose à me reprocher, je lui demandais finalement d'attendre la fin de la soirée pour en discuter.

Basile n'en revenait pas. Pour qui Eniss se prenait-il ? Sa tentative de diversion était un échec, et le jeune homme le savait pertinemment. Alors pourquoi continuer à se voiler la face ? Le mutant n'arrivait pas à fermer les yeux une fois de plus sur la nouvelle farce qu'était en train de lui livrer son ami. Ce qui aurait pu être pris pour un appel à l'aide, fut interprété pour de l'arrogance.

Basile plongea son regard azuré dans celui de son interlocuteur. Il était vraiment triste à voir.

- Qu'est-ce que tu es en train me faire Eniss, avec ta soi-disant envolée lyrique pro-LGBT ?

La vision du jeune homme, pâle silhouette branlante, raviva chez le mutant un ras-le-bol trop longtemps refoulé. Tout ce merdier le foutait en l'air. Il fallait réellement remettre les choses en place.

- Tu crois vraiment que tu vas chanter, ce soir ? Dans cet état ?

Eniss baissa la tête, évitant les reproches.

- Bien. Très bien.

Basile se retourna vers le bar et marcha dans sa direction. Duchesse avait pris place, se tenant fièrement aux côtés de Keira. Elle observait la scène attentivement, enveloppée dans le silence absolu qui englobait la salle. Tous avaient l'air d'attendre impatiemment que quelque chose se passe, sans pourtant réelle conviction. Basile se servit un autre verre, qu'il but également cul sec. Il scrutait désormais avec intensité Eniss, toujours immobile sur la scène, comme un enfant honteux mais contestataire. Une lueur de défi réanima brusquement l'animosité de son regard.

- Qui es-tu, au juste, pour me dicter ma conduite ?

Basile était pris au dépourvu. Il était vrai que son rôle dans cette histoire, celui qu'il jouait vis à vis d'Eniss, était envahissant pour ce dernier. D'ailleurs le jeune homme ne se gênait pas pour le lui rappeler, preuve en était faite.

- Tu n'es qu'un petit con.

La pique de Duchesse claqua dans l'air, sonna comme un blâme. L'atmosphère, déjà pesante, s'alourdit à mesure que les secondes filaient. Eniss devait maintenant faire face à trois personnes, à trois juges. Un rictus amusé se dessina sur son visage.

- C'est vraiment l'hôpital qui se fout de la charité ici. J'me casse.

Le jeune mutant se baissa pour attraper son sac, avant de se diriger vers la sortie, l'air hautain. Basile continuait à l'observer, étudiant le moindre de ses mouvements comme par instinct. Avant même que le jeune homme ne soit descendu de l'estrade, le patron des lieux déclara :

- Attends ! J'ai quelque chose à te demander.

La remarque suffit à retenir l'attention d'Eniss, qui attendait nonchalamment.

- Chante. Que je puisse savoir si tu peux tenir le coup, même défoncé comme tu l'es. Le bar n'ouvre que dans une petite heure, tu as largement le temps de nous prouver que tu peux assurer malgré tout cela. Je suppose que ta fierté n'en demande pas moins.

Les deux hommes persistaient à se provoquer par le regard.

Elle me faisait mal, tellement que j’avais l’impression qu’elle sur le point d’exploser. Ils étaient secs et le manque d’humidité les rendait irrités. Une sorte de cocotte-cervelle m’emplissait le crâne. La première sensation qui me vint était une douleur lancinante à l’arrière de la tête. Il faisait noir, je n’avais aucun repère de temps. Deux heures ? Mon esprit avait du mal à recoller les morceaux, de la musique me parvenait aux oreilles. Une journée ? Ce n’était pas moi qui jouais. Je reconnaissais le timbre, c’était l’autre con qui grattait. Bordel, quelle honte, j’étais minablement allongé pendant que l’autre faisait son show et brillait. Ce n’était pas moi… Étais-je allongé depuis dix minutes ? J’ouvris les yeux.

Je reprenais lentement mes esprits, les souvenirs me revenaient : je m’étais évanoui comme une merde, j’avais perdu mon pari ainsi que toute crédibilité. J’avais envie de vomir.

- Eniss, tu peux sortir si tu veux.

La voix de Keira me parvenait, comme étouffée. Elle était de l’autre côté de la porte. Je bougeai un bras, il était lourd, mais je me forçais à lutter contre la pesanteur. Mes jambes semblaient plus solides, aussi je me mis en position verticale. J’allumai la lumière qui m’agressa de ses rayons vindicatifs. Le temps de m’adapter à la luminosité, je grognais.

- J’arrive, attends.

Je récupérai ma guitare, mon pull, puis j’ouvris la porte. Keira était là, encore en train de me scruter. J’étais mal à l’aise, comme toujours avec elle.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demandai-je avec appréhension.
- Tu t’es évanoui, on s’est occupés de toi rapidement puis on t’a laissé te reposer.

Après un bref silence, je repris.

- Je pourrais monter sur scène maintenant.
- Ce ne serait pas très pertinent, le spectacle a commencé. Tu connais les règles.

Elle avait raison. J’avais laissé mon tour à un autre. Heureusement, d’ailleurs, car si je m’étais écroulé sur scène pendant que les gens étaient là…
Je fis mine de partir quand Keira me retint par le bras. Elle approcha son visage du mien, sa bouche de mon oreille et murmura :

- Fais attention à toi.

Puis elle déposa un baiser sur ma joue et retourna au bar. Je restais là un instant, interdit. Je détestais qu’on me chaperonne, qu’on me traite avec condescendance, qu’on s’occupe de moi. Je me demande à quoi elle pensait ce jour là, si elle sentait venir la fermeture forcée du bar.
Je n’étais pas triste de partir car je pensais pouvoir revenir plus tard. Le futur m’apprit que c’était là une autre erreur.