08 avril 2052, 17h47

Il y a dans la vie des choses sur lesquelles vous pourrez toujours compter, et il est essentiel de savoir les reconnaître. Karine avait appris très tôt cette leçon et parmi ce qui ne se désavouait jamais figurait les contraintes que chaque humain rencontré ferait peser sur son existence, ainsi que la capacité de l'alcool à les rendre plus supportables. Aussi n'était-il pas surprenant de la voir franchir le seuil d'un bar une petite demi-heure après son entretien avec le directeur de l'hôpital de Vancouver. Un jean bleu sombre, un gilet dans des teintes grises assez ample pour, fermé comme maintenant, estomper ses formes discrètes, une veste noir d'un tissu synthétique lisse et imperméable dont les pans tombaient jusqu'à mi-cuisse, les vêtements qu'elle portait étaient aussi passe-partout que l'expression neutre de son visage sous ses cheveux collés à la peau par la pluie qui tombait dehors. Une main posée sur la sacoche de tissu épais tenue en bandoulière sur son flanc droit, elle marqua un arrêt d'une seconde pendant laquelle ses yeux balayèrent le Green Scale. Si le bambou et les palmiers, probablement censés inspirer à la clientèle des images de chaleur et de plage lui firent hausser un sourcil désabusé, une trace de soulagement joua sur ses traits à la vue de la luminosité tamisée de l'endroit. Le taxi hélé dans la rue jouxtant l’hôpital l'avait mené ici suite à sa requête d'un endroit où boire sans musique tonitruante ni néons agressifs.

Elle avança de quelques pas, de sa démarche qui ne semblait la mener nulle part, comme si elle ne savait pas elle-même où allait la conduire sa prochaine enjambée, et s'installa d'un geste fluide sur l'un des tabourets alignés le long du bar proprement dit. Il était encore tôt, et la place ne manquait pas. Bien que son visage à la peau pâle et aux yeux sombres perdus dans le vague n'exprimaient rien de plus substantiel qu'une légère lassitude, son esprit jouait avec des détails issus de son entretien d'embauche. Méthodique, elle avait contacté le plus grand centre médical de Vancouver avant même son départ de France, et s'était vue offrir une place dans la morgue de celui-ci. Elle y ferait équipe avec deux autres médecins sous la houlette d'un chef de service qu'elle n'avait pas encore rencontré. Karine se mordilla sans conviction la lèvre inférieure en se remémorant le visage affable et empressé de son nouveau patron. Elle ne lui avait pas encore serré la main qu'elle avait déjà la sensation que toutes les attitudes de ce dernier lui criaient "Aimez-moi, je suis un type bien, voyez-le!". Avec l’écœurante chaleur d'un vieil homme solitaire tout heureux d'avoir l'occasion d'exister au yeux d'un autre, en l’occurrence une jeune femme pas trop vilaine, il l'avait informée de ses nouveaux devoirs dont, malgré son statut de légiste, des heures de consultation obligatoire dans le cadre d'une quelconque politique d'image de l'hôpital...

Sa main droite, sans hâte, alla se glisser dans sa chevelure pour en effacer le plus gros de l'humidité. Elle n'avait pas pu faire plus que sourire et donner à sa voix un ton agréable, sans ignorer qu'il aurait été plus profitable de manifester un réel enthousiasme à cette nouvelle. Chaque jours, deux heures minimum à recevoir une horde d'accros aux médicaments incapables de concevoir qu'ils ne venaient ici que pour se rassurer et remplir un peu de leur vie vide... Chassant d'un haussement d'épaules l'anticipation de cet ennui qui allait devenir quotidien, elle leva les yeux vers les panneaux vantant la variété et la qualité des coktails à base de rhum de l'établissement. Eh bien, il ne lui restait qu'à vérifier le savoir faire de la maison.

S'avançant un peu sur le comptoir, les bras croisés sur la surface propre, elle fixa sans mot dire l'homme chargé de la servir. Plus vieux qu'elle, les cheveux sombres, un corps athlétique, il y avait dans ses gestes une certaine assurance qui lui évoquait le vague espoir d'une personne dont elle ne pourrait deviner les inclinations au bout de quelques phrases. Elle patienta jusqu'à ce qu'il remarque ce regard et s'approche, répugnant à élever la voix, avant de passer sa commande. Son phrasé était un peu lent, et les traces d'accent français pouvaient faire penser qu'elle ne maitrisait que depuis peu la langue anglo-saxonne, bien que la raison de cette nonchalance vocale fut tout autre.

_Bonsoir. Je vais vous prendre un Mojito s'il vous plait."

Le ton était monocorde, dénué d'intention. Ce coktail était un classique bien avant sa naissance, et pourtant combien de barmans en massacraient allègrement la simple harmonie de la menthe et du rhum par des dosages irréfléchis et une glace trop ou insuffisamment pilée...

Ces deux derniers mois, le mutant s’était fait rare à la Confrérie, n’assistant qu’aux réunions nécessaires et auxquelles sa présence s’avérait absolument indispensable. Mais il avait remarqué qu’il s’y rendait sans réelle joie, ses convictions ayant été ébranlées. Pour le reste, Maria et Twikjeya avaient voulu prendre le pouvoir et remodeler la Confrérie comme elles l’entendaient. Et il les laissa se débrouiller joyeusement, toutes seules comme des grandes ! Il ne pouvait de toute façon plus leur faire confiance. Plus après ce qu’il avait appris concernant la mort de leur leader… Il n’estimait déjà pas beaucoup les deux jeunes femmes par le passé, qu’il jugeait un peu trop manipulatrices à son goût, surtout Maria. Quant à Twikjeya, elle avait toujours eu le don de lui glacer le sang, mais maintenant son avis était définitif sur la question… Elles étaient toutes les deux néfastes et il fallait s’en méfier comme de la peste !

Le mutant n’avait même pas envisagé de reprendre les rennes de la Confrérie. Il ne l’avait pas fait lors de sa réouverture, ce n’est pas maintenant qu’il le ferait. Terry n’avait pas l’âme d’un meneur, au contraire de Kenjiss, qui malgré tout ce que les deux jeunes femmes pouvaient en dire maintenant, avait été le seul capable de faire renaitre la Confrérie de ses cendres. Lui, avait réellement cette âme de leader, ce dont il doutait fortement les concernant… Une partie de la Confrérie Moderne était morte avec le tatoué. Et Terry ne savait pas s’il avait envie de continuer avec de nouvelles fondations, construites sur un mensonge.

Alors le mutant avait pris un peu de recul. Il était retourné au Green Scale. Tant qu’il s’occupait de son bar, il ne pensait pas au reste. Ses employés avaient été un peu surpris de le voir plus souvent car cela faisait plusieurs années désormais qu’il les laissait gérer le bar, ne passant que de temps en temps pour s’assurer que tout allait bien. Mais ils n’avaient pas posé de questions, respectant ainsi le silence de leur patron. Terry entretenait de bonnes relations avec ses employés et ceux-ci le lui rendaient bien. Le mutant ne faisant pas partie de ces patrons tyranniques, que lui-même exécrait… Il leur avait donné à chacun une chance de se reconstruire, de mener une vie correcte et chacun à leur façon, ils lui en étaient reconnaissants. Et ce n’était pas les clients qui allaient s’en plaindre. La preuve ? Ils revenaient bien souvent dans le bar, ravis du service offert !

La journée s’annonçait tranquille. Il n’y avait pas encore beaucoup de clients, ceux-ci affluaient généralement au début de la soirée. Terry avait pris place derrière le bar. Non loin de lui, Vidal le caméléon, observait d’un œil placide les faits et gestes du mutant du haut de sa branche. Visiblement, le garçon de salle avait encore été généreux sur la ration de grillons accordée à l’animal lors de ses repas. Le perroquet quant à lui tenait compagnie à Joe au bar en terrasse. Le volatile semblait avoir adopté le jeune barman. Terry terminait la préparation d’un cocktail maison qu’il confia à Hailey pour la table numéro huit lorsqu’une jeune femme à l’allure plutôt discrète et effacée entra dans le bar. Il la salua poliment lorsqu’elle s’installa non loin sur un tabouret. Les meilleures places si on voulait admirer la fabrication de sa boisson…

Celle-ci avait plongé le nez dans la carte de l’établissement. Terry l’observa discrètement alors qu’elle parcourait du regard le choix de cocktails et alcools proposés par la maison. Son visage pâle ne lui était pas familier. Il ne l’avait jamais vue. Il la laissa choisir tranquillement. Il s’agissait peut-être d’une future habituée du bar, si elle gardait une bonne impression de sa visite, alors autant mettre toutes ses chances de son côté ! Lorsque la jeune femme lui fit signe, le mutant s’approcha et prit note de sa commande tout en souriant. Il perçut également son léger accent. La jeune femme n’était visiblement pas du coin. Une touriste peut-être ? Etant lui-même un étranger dans cette patrie qui l’avait adoptée et malgré les nombreuses années de pratique, le mutant n’avait jamais vraiment réussi à se débarrasser de son accent anglais qui finissait toujours par trahir ses origines européennes.

"Bonsoir Mademoiselle ! Voilà un excellent choix que vous ne regretterez pas ! Je vous le prépare tout de suite. "

Et sans attendre, le mutant se mit au travail. Il aimait bien préparer ses cocktails. Et il se maudit intérieurement d’avoir négligé cette partie de son travail à laquelle il prenait vraiment plaisir durant ces dernières années. Tout ça pour… quoi finalement ? Le mutant chassa sa rancœur en secouant légèrement la tête pour écarter de ses yeux l’une de ses mèches rebelles. Elle n’avait pas sa place ici. Pas devant les clients. Il attrapa une bouteille de rhum et un verre, ainsi que de la menthe, du citron vert et de la glace. Ses gestes étaient précis et assurés, traduisant l’habitude de la préparation. C’était une rencontre dans un bar parisien qui lui avait appris les secrets de fabrication de la boisson cubaine et de bien d’autres. Le mutant écrasa les feuilles de menthe dans le verre avant d’y ajouter le sucre, la glace pilée et un quartier de citron qu’il pressa légèrement pour en extraire le jus. Il termina par le rhum, une dose d’eau gazeuse et quelques gouttes d’angostura. Lorsque le cocktail fut prêt, il le tendit à la jeune femme, d’une main experte.

"Et voilà ! Il parait que c’est l’un des meilleurs de la ville ! plaisanta le mutant, non sans une certaine fierté. Il avait déjà fait le tour des bars de Vancouver pour justement avoir un aperçu de la concurrence et sans vouloir se vanter, le mojito qu’il proposait se révélait bien souvent meilleur. Vous m’en direz des nouvelles !"

Un proche du mutant aurait directement remarqué qu'il ne portait pas ses traditionnelles mitaines. Dans son bar, Terry ne se cachait pas. De toute façon, la majorité des clients connaissaient la nature mutante du patron, alors il était inutile de la dissimuler. Le Green Scale était sans doute le seul lieu après la Confrérie où le mutant n’avait pas peur de montrer ses écailles aux yeux de tous. Comme pouvaient en témoigner l’absence de mitaines et le col de sa chemise ouvert qui laissait apparaitre sur le haut de son torse et une partie de ses épaules quelques écailles.

"La ville de Vancouver vous plait ? demanda soudain le mutant, pas vraiment curieux mais plutôt pour engager la conversation. J’ai cru entendre que vous n’étiez pas d’ici…"