Juste avant de franchir la porte du Green Scale, Maria s'accorda une courte pause et leva les yeux au ciel pour profiter, une dernière fois, de la douce caresse solaire sur ses joues.
C'était une belle après-midi de printemps. Une météo magnifique : un ciel bleu profond saupoudré de quelques cumulus de beau temps, une légère brise tiède chargée des embruns océaniques et une température exceptionnellement douce pour la saison. Maria comptait parmi les farouches partisans des bienfaits du réchauffement climatique... Et le sort de quelques milliers d'insulaires trop stupides pour refuser de déménager n'était pas de nature à la faire changer d'avis.

Voilà que, le visage au soleil, elle se prit à hésiter… Qui saurait si elle reportait cette corvée à demain et profitait du reste de l'après-midi pour faire un peu de shopping ? Demain serait peut-être un jour pluvieux, plus propice à rester sous un toit qu'aujourd'hui ?
Elle tira sur les poignets de ses gants blancs pour s'octroyer quelques secondes supplémentaires de réflexion et esquissa même un pas en arrière... Avant de se raviser immédiatement.
Non… Si elle réfléchissait davantage, elle n'entrerait pas. C'était maintenant ou jamais ! Depuis trop longtemps, elle avait reporté ce moment, il allait falloir traiter cette entrevue avec Terry comme un rendez-vous chez le gynéco : ne pas réfléchir, serrer les dents et prier pour que cela passe vite.
Avec une mauvaise volonté à peine élimée par son coup de pied aux fesses mental, Maria s'enfonça dans la pénombre du bar. Elle stationna quelques instants dans l'entrée, plantée comme une lampe, le temps que ses yeux s'accommodent à l'obscurité. Elle retira ses lunettes de soleil et sa capeline blanche et lança un coup d'œil circulaire.
Le Green Scale comptait à cette heure une dizaine de clients -un bon score pour une après-midi de semaine ensoleillée- des étudiants pour la plupart, sirotant, à l'aide de pailles biscornues, des cocktails chimiluminescents irisés.

C'était la première fois que la russe mettait les pieds dans le bar de Terry. Dix pour cent par dédain et quatre-vingt-dix par respect de la vie privée de Terry.
C'était sa retraite à lui, son pied-à-terre quand l'atmosphère de la Confrérie le suffoquait, elle respectait cela. Envahir son espace à lui, c'était comme si lui débarquait inopinément dans sa ganterie à elle préférée le jour d'arrivée d'une nouvelle collection.
De surcroît, non seulement il ne l'avait jamais officiellement invitée, mais en plus, il n'avait même jamais évoqué l'existence de ce lieu en sa présence.
Mais, même si la température de leurs relations depuis la mort de Kenjiss était proche du zéro absolu, même si, en tout et pour tout, le nombre de mots qu'ils avaient échangé depuis le début du mois se comptaient sur les doigts d'une main, elle n'imaginait pas Terry la chasser d'ici manu militari… Du moins, pas immédiatement.

Maria vit le lézard derrière le bar. Il avait le dos tourné à la salle et semblait occupé à trifouiller on-ne-sait-quoi. A priori, à moins que sa mutation ne lui ait fait pousser des yeux derrière la tête, il ne pouvait pas l'avoir encore vue. Pas de trace des serveurs, sans doute prenaient-ils une commande à l'autre bout du bar. Maria s'approcha à pas feutrés.
La silhouette du barman ne frémit pas.
Maria déposa délicatement son chapeau et ses lunettes sur le comptoir, y posa ses coudes et chassa la mèche blonde qui lui barrait le visage. Elle fit apparaître, perpendiculairement à la paume de sa main, un petit miroir numérique et vérifia que son rouge à lèvres estampillé Adobe(c) n'avait pas buggé.
Terry, s'il avait détecté sa présence, ne serait-ce que par son reconnaissable parfum citronné, n'avait pas esquissé le moindre geste.
Était-il en train de lui mettre un vent monumental ou bien ne l'avait-il vraiment pas entendu arriver ?
"_ Bonjour, fit-elle d'une voix douce, je suppose que commander un bloody mary, ça ferait un peu cliché, alors je vais me rabattre sur ce que tu sers de plus fluorescent et de plus alcoolisé !"

Là, il n'allait plus pouvoir l'ignorer… Enfin si… Il pourrait toujours... Mais, dans ce cas, le doute ne serait plus permis ! De l'intonation qu'elle avait donné à sa voix pouvait transparaître la salutation : "Ugh, Lézard Complaisant, je viens sur tes terres en paix !"

Le Caméléon ne s’était pas rendu dans le bureau de Kenjiss au lendemain de la confrontation avec Twikjeya. Il avait sciemment planté la Russe, qui avait sûrement du l’attendre avant de comprendre qu’il ne viendrait finalement pas. Après la révélation fracassante que cette dernière lui avait faite concernant l’assassinat de Kenjiss, il avait senti une telle colère l’envahir qu’il aurait de toute façon été impossible de discuter et tenter de mettre les choses à plat. Depuis cette triste soirée, le mutant avait quasiment déserté la Confrérie pour venir trouver refuge dans son bar. Où il ne parvenait toujours pas à décolérer. Mais tandis qu’il s’occupait des clients ou qu’il supervisait la préparation des cocktails, l’esprit occupé, il ne cogitait pas sur l’abominable trahison dont Kenjiss avait été victime. Et dont lui-même souffrait également aujourd’hui. Au-delà des manigances de la Russe, s’il continuait à taire la vérité, le mutant devenait également complice. Et cela, il ne le supporterait pas.

A défaut de se prendre un coup de couteau dans le dos, le tatoué avait reçu un jet de plasma frontal qui lui avait explosé la tête. Et Terry était désormais persuadé que le mutant l’avait vu venir, il avait compris juste avant de mourir de la main de celle dont il avait été autrefois si proche, qu’il était condamné. Une certitude atroce. Après avoir perdu son jeune frère, Terry s’était souvent demandé comment lui-même mourrait. Il n’avait bien entendu jamais trouvé la réponse. Pire encore, il n’avait jamais réussi à savoir quel était le plus horrible : être conscient que l’on allait de toute façon mourir un jour, faisant de chaque jour de votre vie, une dernière journée de répit avant la rencontre ultime, ou bien savoir juste avant que cela n’arrive que vous vivez vos derniers instants.

Le mutant avait eu besoin de prendre du recul. Pour mieux réfléchir. Pour envisager la tournure des évènements et faire le point sur les alternatives qui s’offraient à lui dans un futur proche. Il n’y en avait hélas pas beaucoup. Et la plupart ne l’enchantait guère. L’avenir du mutant demeurait flou. Ce dont il était néanmoins certain, c’est que la vérité éclaterait un jour. Et à ce moment-là, il n’envierait pour rien au monde la position délicate de la Confrérie. Abattre son propre leader, qui représentait l’un des derniers espoirs de la cause mutante –si on omettait certes un petit détail de nature humaine venu s’infiltrer dans la vie du mutant ces derniers mois-, cela risquait d’être difficilement justifiable devant leurs collaborateurs. Mêmes les plus fervents.

Lorsque la porte-parole -pardon- la nouvelle directrice de la Confrérie Moderne pénétra dans son antre, Terry s’afférait à terminer la commande de la table sept, un groupe de jeunes qui avec le temps était devenu des habitués du lieu. Daiquiri, Caïpirinha et Margarita. Des classiques mais que le mutant voulu néanmoins irréprochables. Aussi, mettait-il toujours autant d’ardeur et de précision dans son travail, qu’il s’agisse de cocktails simples ou plus élaborés. Il avait entendu la porte se refermer sur la dernière cliente à être entrée dans le bar. Et contrairement à ce qu’elle semblait penser, il l’avait parfaitement identifiée, grâce aux miroirs présents sur le présentoir des diverses bouteilles d’alcools derrière son bar, dès qu’elle s’était avancée. Une présence certes étonnante –Terry n’avait jamais vraiment envisagé le fait que Maria condescende à mettre les pieds dans son bar- qui lui fut néanmoins confirmée par l’odeur de son parfum habituel. Si le mutant avait été d’abord assez surpris de la voir débarquer, il n’en laissa rien paraitre. Elle tenait visiblement à ce qu’ils mettent réellement les choses au clair. Et elle avait au moins l’avantage sur un point, Terry n’était effectivement pas du genre à mettre ses clients à la porte, à moins qu’ils ne le méritent vraiment. Concernant Maria, il est vrai que le doute était permis…

Cependant, Terry ne se retourna pas immédiatement, préférant d’abord terminer sa préparation. Cela lui était bien égal de faire patienter la Russe encore quelques minutes. Maigre revanche face à ses odieux agissements… Grâce aux miroirs devant lui, il pouvait apercevoir d’un œil ses faits et gestes et c’est d’un ton cassant qu’il s’adressa à elle, sans même lui faire face

"Comment peux-tu encore te regarder dans une glace ?"

Le reproche était clair, net et précis. L’allusion inévitable. Terry était toujours en colère. Très en colère. Et malheureusement, aussi très rancunier. Mais ça, Maria avait rapidement du le comprendre vu le peu de considération qu’il lui portait encore depuis sa révélation.

En bon barman qu’il était, il accéda néanmoins à sa demande. Surtout pour éviter d’éveiller les soupçons quant à la présence de Maria dans ces lieux et d’attirer inutilement l’attention sur eux. Le meilleur moyen d’y parvenir était encore de faire passer cette dernière comme une cliente lambda. Il prépara, toujours en lui tournant le dos, un cocktail maison qu’il trouva parfaitement adapté à sa personne. Les bouteilles et divers ingrédients défilèrent habillement entre ses mains et lorsqu’il se tourna enfin vers Maria, il lui tendit un verre effilé contenant une superposition de deux liquides, d’abord bleu à la base, celui-ci se transformait en mauve, presque pourpre, à la frontière des deux couleurs avant de devenir rouge sombre, comme du sang. De la glace pillée et du sucre sur les bords du verre parachevaient la création.

"Un Toxic Velvet… ça me parait adéquat" déclara-t-il simplement, visage fermé et regard dur

Un mélange de vodka, gin, rhum et jus de cranberries. Avec une légère touche d’hpnotiq. Un véritable taillé sur mesure pour la Russe.

"Qu’est-ce que tu veux ?" lui demanda-t-il enfin, conscient qu’elle n’avait pas fait le déplacement uniquement pour lui offrir l’insigne honneur de sa présence.

Le cocktail sembla plaire à la Russe. Terry connaissait bien les mélanges qui régalaient les papilles, n’en déplaise aux mauvaises langues. La meilleure preuve de ses talents demeurant sans doute les clients ravis qui revenaient toujours après une première découverte, avant de devenir des habitués du lieu. Alors qu’elle dégustait son Toxic Velvet, le froid glacial installé entre les deux mutants se faisait davantage ressentir. Maria ignora sa question, ignorant peut-être elle-même la réponse. Le mutant n’insista pas, s’étant déjà fait un avis sur son attitude depuis longtemps. En revanche, elle parut ne plus vouloir s’arrêter lorsqu’elle commença à énumérer tous les malheurs du monde mutants, de la Confrérie, dont la position actuelle n’était certes que fort peu enviable sans oublier d’y glisser ses tracasseries personnelles. Mais Terry avait-il encore seulement envie de la plaindre ?

Il devait avouer que certains problèmes soulevés par la jeune directrice ne le concernaient en rien et le faisait même plutôt sourire. Réanimé par un nécromancien ? Les élèves ne manquaient décidément pas d’imagination ! Et qu’était-ce donc qu’un nid de frelons, une histoire de cul sans lendemain avec un arrogant de première ou bien encore une toilette bouchée face à l’extermination mutante à nouveau en marche ? Pas grand-chose, finalement. Les jérémiades de Maria commençaient à devenir intéressantes quand elle parla de Louis Désiré. Terry n’était pas sur le plateau au moment des faits, mais étant donné la tournure qu’avaient pris les évènements, il était difficile d’ignorer aujourd’hui qui était cet individu. Tout le monde, absolument partout, en parlait et les avis divergeaient, passant de la terreur à l’émerveillement chez certains.

En revanche, lorsque le nom de l’âme maudite franchit ses lèvres, le mutant se crispa imperceptiblement. Non contente d’avoir assassiné Kenjiss, la dame des glaces l’avait rejoint en enfer quelques jours plus tard, par une douce ironie du sort. Mais sa mort était loin d'apaiser la colère de Terry. Jamais, le mutant n’obtiendrait vengeance pour sa trahison… Cela le rendait furieux. Aussi abject qu’avait été son crime, celui-ci resterait impuni. Et cette idée était insupportable.

"Mais tu savais ! gronda soudain Terry, en tranchant un citron un peu trop fort pour une nouvelle préparation. Et cela ne t’as pas empêché de te hisser au sommet de la Confrérie avec elle sans le moindre remord. Tu as sciemment nié ce meurtre pour parvenir à tes fins ! Tu l’as trahi toi aussi !"

Ses paroles claquèrent, triste échos de sa colère, au rythme des mouvements de son couteau. Il daigna enfin poser son regard sur Maria, le couteau relevé dans sa direction, menaçant.

"Et tu voudrais que je revienne pour t’aider ?, le mutant n'était pas dupe. Qu’est-ce qui me garantis qu’à la première occasion donnée, tu ne me réserveras pas le même sort ? Absolument rien ! Je ne peux plus te faire confiance, Maria"

Le mutant planta brusquement le couteau dans le plan de travail devant lui et saisit les bouteilles dont il avait besoin.

"Je n’ai pas besoin de tes malheureux détails pour savoir que la Confrérie va mal, je ne suis pas aveugle et même nos actionnaires principaux sont inquiets. Tu croyais sincèrement qu’en éliminant Kenjiss, la Confrérie n’en souffrirait pas ? Quelle naïveté ! Il s’est battu corps et âme durant des années pour vous, pour la reconstruire. Et vous l’avez anéanti avec vos bassesses ! Sans leader, son nerf de guerre est détruit ! Qu’espérais-tu qu’il se passe ?"

Maria n'avait pas la trempe d'un leader... Plus il parlait, et plus il sentait sa colère augmenter. La Confrérie telle qu'il l'avait connue n'existait plus. Cela faisait des jours que le mutant gardait ses réflexions pour lui… et voilà que Maria se présentait à lui, en parfait exutoire. Les différents alcools glissaient dans les verres, au fur et à mesure des gestes exécutés machinalement par le mutant mais heureusement précis.

"Avant de vouloir sauver les mutants de la planète, tu ferais bien de commencer par remettre de l'ordre à la Confrérie. Regarde jusqu’où a mené la folie de Twik’ et les ravages qu’elle a laissé derrière elle…"

Contrairement à Maria, le mutant n’avait aucun mal à se regarder dans une glace, mais il n’avait nul besoin de se justifier. Lui n’avait pas un meurtre, ni même une complicité de meurtre sur la conscience. Cela dit, il doutait désormais que Maria soit réellement dotée de conscience… Ce qui devait sans doute l’aider lors de ses multiples manigances. Cela dit, bien que la situation de la Confrérie le désolait, il  n'était pas certain d'être la personne qu'il leur fallait. Du moins, il ne l'était plus...

"Tu veux de l’aide ? Alors, sois heureuse que Lemington soit encore en vie. Quoique tu puisses penser d’elle, elle est sans doute l’un des derniers espoirs qu’il nous reste désormais pour remettre de l’ordre et tenter d'assurer un avenir aux nôtres !"

Maria, imperturbable, regardait les citrons se faire trancher et les verres virevolter au gré des mouvements fluides du barman. Elle déganta une de ses mains, passa le bout de son index nu sur le bord intérieur du verre pour récolter le sucre fluo et le porta à sa bouche.
Il avait la classe avec ses verres, Terry, c'était indéniable, mais ces jongleries réduisaient quelque peu le ton dramatique de ses paroles.
"Joli show, lança-t-elle avec un petit sourire, ça doit impressionner les p'tites étudiantes en école d'art en manque de romance sirupeuse !"

Visiblement, le Dieu de la Raillerie avait entendu les propos de la russe : une jeune et jolie demoiselle au teint cuivré et à la lourde chevelure noire vint se présenter à l'autre bout du comptoir. Hypnotisée par l'adresse du jongleur de bar, elle le dévorait de ses beaux yeux verts en se mordant la lèvre.
Maria, en bonne bourgeoise effrayée par les pickpockets, éloigna inconsciemment sa capeline blanche de l'arrivante.
"Écoute Terry, reprit-elle en baissant le volume de sa voix pour ne pas être entendue, j'ai horreur quand tu joues à l'imbécile que tu n'es pas. Si, juste un instant, tu laissais de côté ta tristesse et ta vexation, tu as conscience qu'en ré-analysant, de manière objective, tous les évènements qui t'ont amené à me détester aujourd'hui, tu te retrouverais face au mur de mensonges caricaturaux que tu as toi-même érigé pour te rassurer."

La demoiselle à l'autre bout du comptoir levait le doigt pour qu'on s'occupe de sa commande. Maria ne laissa pas à Terry l'occasion de se distraire :
"Je ne partirai pas sans que tu aies écouté ma version des faits, celle que tu as toujours refusé d'entendre parce que tu sais qu'elle mettrait à mal tes convictions."

De sa main dégantée, elle saisit une manche du barman pour l'obliger à rester près d'elle, au risque de se prendre une rebuffade :
"Nous sommes revenus de la zone 56 le 26 janvier dernier, le cadavre froid de Kenjiss dans nos bagages. Nous l'avons inhumé le 29.
Une semaine plus tard, le 5 février, en début d'après-midi, j'ai retrouvé Twikjeya Elkash au fond du parc. C'est là qu'elle m'a avoué son forfait et son intention ferme de prendre les rênes de la Confrérie Moderne."

Elle serra les doigts pour maintenir fermement sa prise.
"Quelle attitude pouvais-je alors adopter ? Il n'y avait que trois possibilités."

Elle les énuméra en dépliant les doigts de sa main libre :
"Option 1 : attaquer directement la traîtresse.
Tu jugeras comme moi que je n'étais pas physiquement à la hauteur… Et quand bien même si, par miracle, je l'avais vaincue, dis-moi, qui aurait cru à mon histoire à mon retour à la Confrérie, le cadavre encore chaud de notre chirurgienne sur l'épaule ? Toi peut-être ?
Option 2 : prévenir, sans attendre, tout le monde.
Dans l'hypothèse où tout le monde m'aurait cru sur parole, qu'aurions-nous fait ensuite ? C'est toi qui te serais chargé d'exécuter Twik' de tes mains ? Ou bien l'aurais-tu livrée à la police au risque que le meurtre de Kenjiss par un membre de la Confrérie s'ébruite ?
Option 3 : acquiescer, faire "Whaa ! Mais comment t'as eu trop raison, Twikie d'amour !", histoire de s'octroyer le temps de réfléchir à la meilleure solution.
C'est cette option que j'ai choisi, dans l'espoir de limiter les dégâts.
Mais tu remarqueras que je n'ai pas eu beaucoup de temps devant moi pour analyser la situation à tête reposée : six heures plus tard, Twikjeya pétait les plombs et je me voyais contrainte, pour sauver ma peau, de divulguer brutalement l'information à toute la cantonade !"

Le souvenir de la soirée où Twik' avait failli tous les massacrer, où Terry s'était transformé en Kenjiss, lui flanquait toujours des sueurs froides. La jeune demoiselle aux yeux verts toussota pour faire comprendre qu'elle attendait toujours qu'on s'occupe d'elle.
Maria, qui avait toujours la manche du barman emprisonnée dans la paume de sa main, tourna la tête vers l'importune cliente et plissa les yeux d'un regard méchant dans l'espoir de l'intimider.
"Et toi, qu'aurais-tu fais, face à cette folle furieuse, Terry ? Je suis curieuse de l'entendre !"

Le mutant haussa les épaules, indifférent aux remarques de la jeune Russe, toujours teintées d’acide même lorsqu’il s’agissait d’un pseudo compliment.

"Question d’habitude, j’imagine…" répondit-il simplement

Terry ajouta la touche finale au cocktail qu’il préparait quand il aperçut la nouvelle cliente s’accouder au bar. Une cliente plutôt récente mais qu’il pourrait bientôt compter dans ses habituées si elle continuait à multiplier ses visites. Il la salua brièvement avant de se concentrer à nouveau sur Maria. Celle-ci semblait décidée à lui réexpliquer les évènements de son propre point de vue et Terry fut contraint de l’écouter, Maria lui ayant soudain attrapé le bras. Mais quand bien même serait-il prêt à croire sa version des faits, comment pouvait-il être certain qu’il s’agissait de la vérité ? Pour lui, le doute subsisterait toujours…

"Ce n’est pas qu’une question de convictions, Maria. C’est une question de confiance. Et uniquement de confiance !"

Et il ne voyait pas comment les choses pourraient changer. La jeune femme n’avait jamais vraiment rien fait par le passé qui puisse permettre au Caméléon de lui accorder pleinement sa confiance. Et aujourd’hui, encore moins. Mais Maria avait néanmoins raison sur un point, le mutant n’était pas un imbécile. Et il était encore capable de poser un jugement malgré sa colère. Il planta son regard dans le sien. Le résumé des faits ne lui apprit rien de neuf. Il ne fit au contraire que raviver des souvenirs douloureux. Seuls les trois choix exposés par la mutante et qui semblèrent refléter un minimum de réflexion de sa part – à défaut de sincérité- apportèrent des éléments nouveaux au regard du mutant

Qu’aurait-il fait à sa place ? C’était donc là qu’elle souhaitait en venir ? Montrer au mutant qu’elle n’avait eu d’autres choix pour pouvoir se dédouaner ? C’était une possibilité, en effet. Mais comment être certain de la véracité des propos de la jeune Russe ?

Le mutant se dégagea brusquement et s’écarta.

"Sur le moment même, probablement la même chose que toi, dut-il admettre à contre cœur, mais surtout conscient qu’il aurait probablement été incapable de maitriser la folie de Twikjeya seul, tout comme Maria. A la différence près que je n’aurais sans doute pas attendu six heures pour me tourner vers l’option numéro deux et en parler aux autres. Quand on se retrouve face à un ultimatum d’une telle ampleur, six heures, cela permet de faire déjà beaucoup de choses… "

La première option n’aurait pas été envisageable, ni pour lui, ni pour Maria. Car même à deux, il n’aurait pas été certain qu’ils puissent maitriser la chirurgienne. De plus, elle le reconnaissait volontiers, ses antécédents n’auraient pas non plus joué en sa faveur pour la crédibilité de son récit.

"Quant à savoir si je t’aurais crue…, il s’interrompit un instant alors que les souvenirs défilèrent dans sa mémoire, c’est bel et bien Twikjeya qui est arrivée la première près de Kenjiss sur la zone 56. Nous sommes arrivés après qu’elle nous ait appelés. Et elle nous a avertis qu’il avait été abattu par des gardes… Sur le moment, nous n’avons pas cherché à en savoir plus car le contraire aurait été impensable… "

Le mutant ne l’affirma cependant pas de vive voix, même s’il le laissait vaguement sous-entendre. Oui, il est probable qu’il l’aurait crue. Car autant il jugeait les méthodes de la dame de glace que celles de la Russe peu reluisantes, il savait que Maria n’était pas aussi givrée que la chirurgienne. Pas encore, du moins. Dut-il remballer son orgueil au fond d'un placard pour le reconnaitre.

"Qu’attends-tu exactement de moi, Maria ? "

Terry avait été les yeux et les oreilles de Kenjiss, travaillant dans l’ombre, espionnant pour le tatoué quand la situation l’exigeait. Si Kenjiss avait amassé un tas d’informations aussi diverses qu’utiles au cours de ces dernières années, des informations à priori inaccessibles, cela n’était pas du au hasard mais bien aux infiltrations diverses effectuées par le mutant à différents niveaux, sur demande de leur ancien leader. Et s’il avait toujours effectué sa part de travail pour la Confrérie lorsqu’elle était aux mains de son vieil ami, il n’était pas certain de vouloir reprendre cette place aujourd’hui au côté de Maria. Terry avait toujours fait confiance au tatoué. La Russe ne pouvait malheureusement pas se vanter d’un tel honneur…

Le mutant soupira, en se passant une main dans les cheveux. Tous ces non-dits et manigances le fatiguaient...

"Finalement, que tu sois ou non complice de la mort de Kenjiss, tu es aujourd’hui à sa place à la tête de la Confrérie. Ne viens pas me dire que tu ne l’avais jamais souhaité… "

La colère avait cédé le pas à la circonspection et… l’étonnement. Et Maria espérait vraiment que Terry lui pardonne ce laps de temps en lui avouant sa débauche ? Qu’elle se batte ou bien qu’elle s’envoie en l’air avec Daniel, peu lui importait (même si ce couple était aussi improbable que… en fait non, depuis la découverte de la relation qu’avait entretenue Kenjiss avec June, plus rien ne lui semblait impossible concernant les histoires de cœur) mais tout de même pas à ce moment-là ! Où avait-elle donc la tête ? Il y avait bien plus urgent à penser ! Et surtout à faire ! Comme venir lui faire part des aveux de Twikjeya, par exemple. Cela dit, il ne voyait pas vraiment le rapport entre le pétage de plomb de la slave et la partie de jambes en l’air de Maria avec Daniel. N’ayant absolument nulle conscience que l’être de glace prénommé Twikjyeja Elkash ait un jour pu avoir ce que l’on pouvait qualifier de sentiments pour la jeune Russe.

"Pourquoi ? Elle aurait préféré que vous vous entretuiez pour de bon ?" railla-t-il en faisant signe à la nouvelle cliente qu’il allait s’occuper d’elle tandis qu’elle prenait son mal en patience après la proposition de Maria

Plus, il en apprenait et plus il était content, presque soulagé, d’avoir pris de la distance avec la Confrérie. Maria et Daniel, chacun à leur façon était déjà insupportables lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, alors maintenant… il n’osait même pas imaginer les soirées à la Confrérie !

"Et c’est du sérieux, vous deux ? On peut pas dire que tu donnais l’impression de l’apprécier avant de te retrouver dans ses bras", ne put-il s’empêcher de demander non sans une réelle curiosité teintée d’ironie. Et dans le but, peut-être, de détendre légèrement l’atmosphère. La colère du Caméléon s’était apaisée. S’énerver davantage ne ramènerait de toute façon pas les morts. Cela dit, il n’aurait jamais imaginé parler des conquêtes improbables de Maria pour y parvenir… Conquête qui lui rappela amèrement le vide astral que constituait sa vie sentimentale depuis plusieurs mois. Si même Maria pouvait trouver chaussure à son pied, il devrait bien être capable aussi, non ? Cela faisait si longtemps qu’on ne l’avait plus vu en charmante compagnie que l’étiquette de l’éternel célibataire lui collait dorénavant à la peau. Dans le meilleur des cas. Les autres rumeurs qu’il avait parfois entendues à son sujet le faisaient doucement sourire… Il aurait pu s’en vexer mais il préférait mettre son énergie à des tâches plus utiles, parmi lesquelles trouver une éventuelle partenaire qui ferait taire ses rumeurs stupides, par exemple.

Maria arriva finalement au point crucial de la conversation. Le mutant l’écouta attentivement tout en nettoyant son plan de travail. Sur certains points, il était forcé de reconnaitre que Maria n’avait pas tout à fait tort mais… la théorie se révélait toujours bien différente de la pratique ! Le mutant ne se voyait pas du tout en train de partager les pouvoirs de la Confrérie avec Maria. Et c’était bien ça le problème.

"Et ça ne t’est pas venu à l’esprit que mon silence pouvait signifier un refus ? Tu parles d’erreur stratégique. Je ne suis pas d’accord. La seule erreur qu’ait commise Kenjiss c’est d’avoir fait confiance aux mauvaises personnes ! Pour le reste, il a parfaitement été capable de tenir les rennes de la Confrérie quoique tu puisses lui reprocher aujourd'hui"

Terry n’avait certes pas toujours été d’accord avec les décisions du mutant, mais il lui aurait néanmoins confié sa vie les yeux fermés. Son comportement n’avait pas toujours semblé très logique aux yeux du Caméléon mais en définitive, il était persuadé que le mutant avait toujours su ce qu’il faisait. Si Twikjeya l’avait bel et bien assassiné, alors il ne s’était trompé qu’une seule fois et malheureusement, cela lui avait été fatal…

"Que ce soit d’ailleurs avant, pendant ou après la révélation de sa relation avec Appleby", reprit Terry. Et de toute façon, ça relevait de sa vie privée ! Ton estime de lui n’a été altérée qu’à partir du moment où tu as su la vérité… mais avant de la connaitre, il continuait de faire son boulot et tu ne le jugeais pas inapte pour autant !

Le mutant qui avait rebâti la Confrérie n’était pas différent de celui qu’ils avaient tous connu avant sa mort. Ou alors, peut-être bien qu’il avait effectivement changé. Que l’humaine puisse l’avoir changé. Mais si tel était bien le cas, Terry ne considérait pas ce changement comme quelque chose de négatif. Si June avait en tant soit peu pu lui ouvrir les yeux, alors elle avait réussi là où tous les autres avaient échoué. Mais la Russe ne comprendrait sans doute jamais ça…

Maria avait néanmoins raison sur un point : elle et Terry n’avaient pas du tout la même vision des choses, encore moins la même manière de réfléchir et de prendre des décisions. Quant à leurs opinions respectives… elles étaient à des années lumières de s’accorder sur la même longueur d’onde. Alors que pouvait-elle espérer qu’une hypothétique collaboration entre eux puisse donner si ce n’était  des divergences à n’en plus finir !

Cela dit, pour être tout à fait honnête, elle avait aussi raison sur un second point : la Confrérie recelait effectivement d’atouts indéniables mais hélas, ceux-ci se retrouvaient complètement dispersés de par la tendance générale de ses membres à procéder sans réelle solidarité et en totale anarchie depuis la disparition du tatoué. De ce fait, leur force de frappe se retrouvait parfaitement sous exploitée. Terry en était bien conscient et le reconnaissait volontiers mais une fois encore, il n’était pas certain que diviser les pouvoirs à la tête de la Confrérie pourrait y remédier. Comment espérer associer les talents quand à leur tête, ceux-ci n’étaient déjà pas sur la même longueur d’onde ? Faites comme je dis mais pas comme je fais ? Sans compter que si le mutant n’avait rien fait pour empêcher Maria de prendre la tête de l’institution, c’est parce qu’il ne se voyait pas davantage que la Russe en train de la diriger. En fidèle homme de l’ombre, il ne l’avait jamais envisagé du temps de Kenjiss. Alors maintenant ?

Et puis, elle aborda ce qui semblait réellement inquiéter. L’appartenance du mutant à la Confrérie. Est-ce que le mutant en faisait toujours partie ? Sincèrement, il en doutait parfois lui-même. Mais ce n’était certainement pas le genre de réponse qu’il fallait donner à Maria. Aussi, il déclara simplement :

"Je resterai fidèle à la Confrérie telle que Kenjiss la souhaitait… A toi de me dire si tu respecteras ce qu’il a construit en assurant ta nouvelle fonction. Je ne pourrai te confirmer un éventuel retour pour assumer mes nouvelles fonctions et mes responsabilités qu’à cette seule condition"

Maria avait joué franc jeu avec lui et le mutant en fit de même. Afin que les choses soient claires dès le début et d’éviter de se perdre dans d’inutiles coups bas à l’avenir. Si elle s’évertuait à trahir les idéaux de Kenjiss pour façonner une nouvelle Confrérie telle qu’elle corresponde à ses idées digne des pires fanatiques, ce n’était pas la peine de compter sur lui, Terry n’en ferait pas partie. Il n'était même pas encore certain d'y revenir...

"Et en admettant que j’accepte je ne peux que rester sceptique face à une collaboration entre toi et moi, au vu de nos divergences d’opinions plus qu’évidentes…"

Inutile d’en dire davantage, Maria comprendrait que le plus gros problème entre eux résiderait toujours dans leur opinion sur les humains. Si Terry se montrait effectivement modéré, ce n’était pas le cas de Maria qui ne voyait qu’en eux de simples cibles à annihiler pour le bien être des mutants. Quant à savoir s’il constituait une réelle menace… Certes, il était au courant de certaines choses mais le mutant n’était pas non plus quelqu'un de stupide quand il s'agissait de conserver ses intérêts. S’il venait à quitter la Confrérie, il n’avait pas beaucoup d’opportunités, mais néanmoins assez pour s’assurer un avenir en dehors de toute vie politico-mutante. Et cela lui suffirait bien assez…

"Et qui d’autre envisagerais-tu pour t’aider dans la direction de la Confrérie ?"

Quitte à éventuellement en faire partie, autant se montrer un minimum intéressé par la chose. De toute façon et selon lui, il n’y avait pas beaucoup de candidats potentiels sur la liste.

C’est à ce moment précis que le Caméléon perçut une certaine agitation dans son bar. Prudent, il jeta un coup d’œil en direction du vacarme pour y apercevoir plusieurs jeunes non loin de la porte d’entrée. Il avait l’habitude de recevoir des adolescents, il ne fut donc pas étonné de voir débarquer ce petit groupe. En revanche, il lui sembla que la demoiselle blonde en tête, dont on ne pouvait que difficilement louper l’entrée – tous les regards mâles s’étant braqué sur elle- ne lui était pas totalement inconnue. Il était certain de l’avoir déjà aperçue dans les couloirs de la Confrérie avant de mettre de la distance avec le refuge de mutants. Il ne lui avait cependant jamais vraiment parlé. Mais il était évident qu’elle le connaissait car elle s’avança d’un pas décidé vers lui et Maria alors qu’ils étaient toujours en grande discussion et les aborda sans hésiter, ni avoir conscience de peut-être les interrompre. Le mutant avait planté son regard dans celui de l’adolescente en essayant de se rappeler de son prénom et rétorqua tout aussi brusquement qu’elle s’était immiscée dans leur conversation

"Et quand bien même ce serait le cas, en quoi cela te pose un problème ?"

Le Caméléon n'appréciait pas particulièrement les intrusions de ce genre, surtout alors qu'ils avaient enfin presque pu établir une conversation normale, sans animosité... Presque.

Elaine en fut pour ses frais. Lorsqu'elle tenta de s’immiscer dans la conversation des adultes, la jeune femme fut froidement accueilli par un caméléon qui la rembarra d'une voix aussi glacée que son sang. L'Atomique tiqua, piquée au vif. Si cela n'avait tenu qu'à elle, la bimbo aurait attrapé Nohlann par le slip pour le flanquer sous une lampe à U.V jusqu'à ce qu'il se mette à bouillir et à la supplier de le laisser refroidir.

Elaine ne connaissait que deux types de réactions à sa présence, à savoir ceux qui l'adoraient et la divinisaient et ceux qui la détestaient, et la jalousaient donc. Dans ce monde manichéen, la mutante à la langue bien pendue savait comment réagir et cela n'allait pas sans pertes et fracas pour les malheureux qui refusaient les mains tendues (certains se seraient coupé un bras pour l'avoir, cette mignonne menotte aux longs doigts délicats garnis de suffisamment de bagues pour racheter le Guatemala et d'assez d'ongles pour éventrer un rhinocéros!).

Malgré elle, Elaine fit donc un effort pour ravaler sa verve et ses phalanges qu'elle s'apprêtait à envoyer dans le visage du lézard dont elle connaissait le nom et la fonction. Elle n'était pas en position de force ici (bien qu'il lui aurait suffit d'un geste pour envoyer musclor taper sur Terry, au mépris de toutes les règles, car lui n'avait pas l'intelligence sociale de l'Atomique) et se força à sourire, sans se faire d'illusion sur son effet sur Terry. Le caméléon avait une réputation qui faisait la joie des ragots et des gorges chaudes de la Confrérie.

C'est pas gentil de m’accueillir comme ça Terry ! Elle se jucha sur un tabouret promptement dégagé de son propriétaire et fit un signe au barman, articulant le nom de sa boisson additionné d'un clin d’œil qui doubla sa vitesse de préparation. Et pis ça m'dérangerait parce, tu vois, des plans secrets entendus par tout le monde, hé bah y sont plus secrets. Les gens les connaissent et tout. Susurra-elle fièrement.

Non mais j'viens vous voir parce que j'm'ennuie de ces losers... Elle désigna du pouce sa petite bande accoudée plus loin, qui se trémoussa en se voyant désignée. Alors je viens m'rendre utile vous voyez ? Elaine sirota sa boisson, miraculeusement apparue devant sa sculpturale poitrine, non sans battre exagérément des cils en tendant un billet de cent dollars au barman. J'ai plein de thunes, plein de connaissances dans l'milieu et papa a le bras long de même pour mon mari. Alors, comment j'peux mettre tout ça à profit ? Ça m’ennuierait de vous donner pas le moindre millions alors que vous m'protégez...

Inutile de lire entre les lignes, l'écervelée dont tout le monde pensait pouvoir se jouer dissimulait clairement quelques capacités cérébrales insoupçonnée, qu'elle mettait en ce moment à contribution pour exercer un vil petit chantage financier. Sans le soutien fort apprécié de monsieur Hildred ou de monsieur Hoffman, nul doute que la Confrérie ne pourrait pas s'offrir le lance missile à protons ou le piratage des plus récentes institutions gouvernementales. Elaine porta l'estocade.

Ce serait vraiment trop nul de louper plein d'sous parce que vous m'avez mise à l'écart...

Ouh la salope.

D'un joli mouvement du poignet, suivi d'un renversement de tête très esthétique, Maria siffla son Toxic Velvet jusqu'à la dernière goutte, en une grosse gorgée. L'éthanol lui crama l'œsophage, elle toussa, ses yeux bleus rougirent et s'embuèrent de larmes. C'était douloureux, désagréable, mais plutôt mourir dans la minute étranglée par une forte dose d'éthanol que d'écouter plus longtemps les borborygmes sirupeux de Nohlann en toute sobriété.
Merde, Terry était-il vraiment si nul que ça ?
Ne fallait-il pas être totalement niais pour s'étonner qu'on puisse s'envoyer en l'air avec quelqu'un à qui on voue de la haine ? Amour et haine n'étaient pas antagonistes, même les plus enfantins des Disney évoquaient ce fait !
Et puis, avait-il vraiment réfléchi avant de lui demander si c'était sérieux entre Daniel et elle ? Croyait-il vivre dans une réalité où Maria Aleksandrovna Yevgeniyen lui répondrait : "Sérieux ? Ça l'est totalement ! Il m'a même demandé en mariage, c'est formidable ! Nous souhaitons que tu sois le témoin de notre union sacrée et pure. Puis, dans neuf mois, tu deviendras le parrain de cet enfant que nous appellerons "Terry" quel que soit son sexe." ?

Peuh ! Ça ne méritait même pas qu'elle gaspille un millilitre de salive pour lui répondre, même cyniquement !
Elle posa sèchement son verre sur le comptoir, s'empara d'un mouchoir dans son sac et s'essuya les larmes aux coins des yeux.

Quant aux réponses du caméléon quant à son allégeance à la Confrérie Moderne, elles amenaient à une conclusion limpide et attendue : Terry ne pouvait plus être confrériste… Hélas !
Il exigeait l'impossible : que soient gardées les grandes lignes directionnelles qu'avait instauré feu Kenjiss. Et ça, c'était inconciliable avec le bien-être et la pérennité de l'organisation.
"Tu ne peux pas être sérieux, Terry ! Fit-elle en se mordillant la lèvre, c'est la nostalgie qui te fait dire des bêtises, c'est ça ? La nostalgie des fusils à pompe cachés dans les tiroirs des bureaux ? La nostalgie des décalcomanies de pin-up sur les armes lourdes ? La nostalgie des cravates "Fuck Inferior" portées lors des galas de charité ? La nostalgie des putes multi-palmaires introduites en douce dans la Confrérie la nuit tombée ? La nostalgie des caméras de surveillance dans les salles de bain des résidents ? La nostalgie de la politique "faites ce que je dis, pas ce que je fais et aller vous faire mettre" ? Voyons, Terry, qu'est-ce que tu peux bien trouver de si formidable au kenjissisme ?"

Ses conditions n'étaient pas acceptables et Maria savait que rien ne ferait changer d'avis le fidèle bras droit de Kenjiss. En fait, elle le savait déjà quelques minutes auparavant, sur le trottoir, dans la rue, devant le bar… Et même ce matin, devant son miroir, quand elle se motivait pour y aller… Mais avant de prendre des mesures irréversibles, elle s'était obligée à venir lui parler en personne, à le regarder dans les yeux, rien que pour s'assurer qu'elle n'empruntait pas une mauvaise route.
Terry n'avait plus sa place à la Confrérie Moderne, c'était clair… Il n'était qu'un vestige encombrant témoin d'une époque heureusement révolue et, pour son plus grand malheur, détenteur de secrets dangereux… Et Aizhan devait être arrivée aux mêmes conclusions que Maria car, du coin de l'œil, elle la perçut poser son holophone sur le comptoir pour se libérer les mains et regarder intensément Terry.
Tout allait donc s'arrêter pour lui ici, en douceur… dans ce lieu qu'il aimait tant.
Maria commençait à tendre les doigts vers son chapeau, premier geste trahissant son intention de quitter les lieux quand, tout à coup, la porte d'entrée du bar sembla exploser.
La lumière s'engouffra depuis la porte d'entrée du Green Scale accompagnée d'un vent aux odeurs âcres de mauvaises nouvelles…

Et merde ! Pas maintenant…

La russe plissa des yeux pour dévisager la fine équipe qui débarquait en grande pompe. Elle était là, l'incarnation de la guigne poisseuse : Elaine Hildred elle-même venait de faire une entrée fracassante dans l'endroit où elle n'aurait jamais dû être !
Maria blêmit, c'était un mauvais timing absolument catastrophique, épouvantable ! Mais quel démon (Terry l'aurait appelé ange gardien) avait poussé cette dinde à débarquer ici et maintenant ? Elle était en train de tout flanquer à l'eau !

En pleine panique, les yeux de Maria cherchèrent les pupilles vertes d'Aizhan. Elle ne fut pas étonnée d'y lire l'incompréhension mêlée d'une demande express d'instructions.
Il fallait tout avorter immédiatement, il n'était pas question de risquer la vie de la petite Hildred !
D'un léger signe négatif de la tête qu'elle espéra discret, Maria somma silencieusement à la kazakhe de tout suspendre pour l'instant. Avec un peu de chance, Terry avait été suffisamment distrait par l'arrivée de la confrériste pour ne pas avoir perçu leur manège.

Maria retint les tremblements de sa main et reprit sa respiration. Elle ravala sa salive, choquée comme on pouvait l'être quand on était coupé en plein milieu d'une action.
Il fallait qu'elle se remette vite, ce n'était qu'un faux départ…
Vite, vite, retrouver un semblant de contenance !
"Elaine ! De quelle mise à l'écart parles-tu ? S'exclama-t-elle en s'efforçant à sourire -son trouble l'avait empêché de saisir la totalité des paroles de la bimbo-, Terry me demandait justement comment allait s'organiser la Confrérie Moderne de demain ! Je m'apprêtais à lui annoncer que tu allais prendre une importance toute particulière !"

Derrière Elaine, Maria vit Aizhan reprendre lentement son holophone puis s'éloigner discrètement du comptoir pour aller s'asseoir à une table, en retrait dans l'ombre.

"La nostalgie…, murmura Terry, sans doute oui."

Maria avait –péniblement semble-t-il- terminé son cocktail et Terry s’en félicita. Il avait doublé, voire triplé les doses requises dans le cocktail de façon tout à fait volontaire. Lorsque les effets de l’alcool commenceraient à se faire sentir, il serait toujours temps de vérifier si les Russes étaient élevés dès le plus jeune âge avec de la vodka dans le biberon…

"Associée à la lucidité de ce que la Confrérie a perdu et l’incertitude quant à son avenir !"

Le reproche était limpide. Terry n’acceptait toujours pas la réaction de Maria, pas plus qu’il n’envisageait un futur durable pour la Confrérie dans l’état actuel des choses. Cela dit, il ne put en débattre davantage, car ce fut à cet instant que la jeune Elaine avait débarqué dans le bar pour faire son cirque.

Ce qu’elle pouvait l’énerver avec son attitude de midinette innocente ! Terry mordit sur sa langue pour ne pas se montrer encore plus désagréable. D’autant que la blondinette venait probablement de lui sauver la vie, bien malgré elle et à l’insu du caméléon.

Celui-ci fut surpris. C’est qu’elle n’était pas aussi stupide qu’elle voulait bien le laisser croire la petite Elaine! Et surtout, elle savait utiliser les mots qu’il fallait pour capter toute l’attention de Maria, qui semblait avoir complètement oublié Terry. Etrangement, elle n’avait soudain plus eu d’yeux que pour l’adolescente, suivie de toute sa smala de ‘loosers’, depuis qu’elle était apparue dans le bar. Une entrée qui sembla surprendre – voire peut-être même déranger- la nouvelle directrice. Terry songea –à tort- que c’était à cause de leur discussion. Maria, tout en suivant du regard la jeune Elaine, avait alors croisé le regard de la femme qui s’était impatientée au comptoir au début de leur conversation. Terry qui lui, avait suivit le regard de Maria se rendit compte qu’il l’avait complètement oubliée. Mais le mutant n’eut pas le loisir de réfléchir plus longtemps sur son oubli, pas plus que sur le comportement étrange de Maria. Elaine, en effet, continuait de parler.

Le mutant prit donc sur lui et l’écouta d’une oreille distraite alors qu’il s’emparait des verres que venait de lui ramener la jeune barmaid, Hailey. La jeune femme avait surgit de la seconde salle du bar, et s’était dirigée d’un pas déterminé vers le comptoir. Elle avait déposé les verres un à un près de l’évier où Terry les attrapait avant de les passer à l’eau pour les nettoyer.

-La table 13 a passé une commande un peu spéciale, déclara-t-elle soudain, je risque d’avoir besoin d’un coup de main !

Elle disparut ensuite derrière une porte du bar, menant sans doute à une réserve ou l’autre, sans un regard pour les interlocutrices de Terry mais non sans avoir discrètement lancé un coup d’œil insistant en direction du mutant avant de s’éclipser. Celui-ci posa alors le verre qu’il avait en main sur le bord de l’évier.

"Je vous laisse discuter entre filles des futures modalités financières de la Confrérie, le temps de régler cette commande", déclara alors Terry qui s’éloignait déjà, sur un ton qu'il voulait léger

Il devait rester calme. Et contrôler le moindre de ses gestes pour paraitre le plus naturel possible. Mais intérieurement, tout son corps était désormais en alerte. Le mutant avait compris sans mal l’appel d’Hailey. Il y avait en effet très peu de chance que la jeune femme soit venue chercher son patron pour régler la commande d’une table qui, en réalité, n’existait pas au Green Scale. C’était une phrase codée que ses employés avaient mis au point pour prévenir Terry lorsque la situation dégénérait dans le bar, quand par exemple une table avait un peu trop insisté sur la boisson et devenait dérangeante, c’était le signal pour les mettre dehors et leur refuser toute commande supplémentaire

Lorsqu’il eut rejoint Hailey, celle-ci l’attendait, l’air grave, près de l’écran de contrôle des caméras de surveillance du bar. Elle ajusta l’image et fit défiler devant le nez du caméléon les dernières minutes.

-Regarde ça ! Je te parie un Bloody Mary parfaitement réussi que ces deux-là manigançaient quelque chose de pas net avant l’arrivée de la pimbêche en talon aiguille !

Terry, toute son attention à présent focalisée sur l’image retransmise eut la confirmation du comportement étrange de Maria lorsqu’Elaine était entrée. Mais pourquoi ? Il visionna à nouveau rapidement les images. Il n’avait pas beaucoup de temps avant que son absence ne devienne suspecte. C’est là qu’il capta les mouvements suspects de la femme dont il avait complètement oublié la présence au comptoir. Son holophone posé, ses mains pointées dans sa direction, un moment d’hésitation pour finalement s’éloigner du comptoir et s’installer à une table. Terry en avait vu assez. Il avait compris. Du moins, le pensait-il. Et sa colère, si durement maitrisée, bouillonna de plus belle. Une colère froide, mais finalement il ne fut pas vraiment étonné.

Etre honnête pour éviter les coups bas n’avait mené à rien. Et Maria venait de se trahir définitivement aux yeux du mutant, en commanditant ce qui ressemblait de très près à une tentative d’assassinat. Finalement, l’ombre de Twikjeya semblait avoir dépeint sur la Russe qui avait adopté ses méthodes sanglantes. Terry dut fait un effort immense pour ne pas se précipiter dans la salle et aller exposer sa façon de penser à la Russe qui avait désormais perdu tout le respect du caméléon et les maigres traces de confiance qui subsistaient encore, dans le doute. Il avait toujours su pourtant qu’il aurait davantage du se méfier des manigances de Maria.

"Vous m’avez probablement sauvé la mise, toi et Elaine, reconnut Terry tout en réfléchissant. Je vais retourner dans la salle, une attaque frontale n’est pas envisageable, il y a trop de monde dans le bar "

Hailey hocha la tête en signe de compréhension.

-C’est toi le boss ! Que dois-je faire ?

Un sourire satisfait se dessina sur les lèvres du mutant. Il n’y avait pas qu’Elaine pour jouer à plus bête que ce que l’on est afin d’endormir la méfiance des autres… Leur conversation n’avait été qu’une comédie savamment orchestrée par la Russe pour détourner son attention. Un vague simulacre de bonne conscience. Cela avait plutôt pas mal réussi. Terry, trop en colère, n’avait pas décelé le danger immédiatement. Et ne devait son salut qu'à l'arrivée providentielle d'Elaine et l'intervention d'Hailey. Il avait même été honnête et sa prise de position semblait avoir scellé la décision de la Russe. Maria le prenait visiblement pour un traitre, de par son allégeance à la mémoire de Kenjiss pour diriger la Confrérie, mais un traitre doué d’un imbécile. Et Terry était bien décidé à jouer sur cette carte !

Même si l’envie, à cet instant précis, le démangeait d’aller régler ses comptes une bonne fois pour toutes avec la Russe qui semblait bien décidée à se débarrasser de lui ; ce serait avec un plaisir non dissimulé qu’il endosserait le rôle de l’imbécile qu’il semblait être à ses yeux pour lui laisser croire qu’il ne se doutait de rien. Tant qu’elle penserait qu’il ignorait ses intentions à son égard, il aurait encore l’avantage de la situation pendant un certain temps. Probablement jusqu’à la prochaine tentative. Qui ne se ferait sans doute pas attendre, alors autant profiter de sa position ‘privilégiée’ tant qu’il le pouvait encore... Car si elle était résolument persuadée que Terry pouvait dorénavant nuire à la Confrérie, avec ses prises de position et les divers secrets dont il était au courant, les jours du caméléon aux côtés de Maria étaient désormais comptés…

"Tu vas retourner dans le bar, déclara-t-il, prends quelques bouteilles avec toi et passe dans le bar arrière pour avertir Jared et Joe. Juste au cas où…. Ensuite, tu reviens dans la salle et tu t’occupes de cette femme, dit-il en pointant l’inconnue du doigt sur l’image. J’ignore de quoi elle est capable mais inutile de prendre des risques. Occupe-toi aussi de son holophone… elle a peut-être enregistré la conversation" On était jamais trop prudent

Terry s’empara à son tour de bouteilles de rhum ainsi que d’un long support en bois pour des verres à shot. Il n’avait pas oublié qu’il était censé aidé Hailey… A nouveau celle-ci hocha la tête et sortit de la réserve sans un mot, une bouteille dans chaque main. Elle disparut dans le bar à l’arrière du Green Scale alors que Terry réapparaissait devant Maria et Elaine. Leur échange n’avait pas duré plus de 2 minutes. Le mutant avait fait disparaitre, tant bien que mal toute trace de colère de son visage pour se concentrer sur la préparation qu’il était censé effectuer. Il posa le long support en bois sur son plan de travail lorsqu’Hailey réapparut comme convenu. Tandis qu’elle se dirigeait lentement vers la table à côté de celle d’Aizhan pour la débarrasser, Terry reprit la conversation en cours tout en versant un peu de rhum dans les mini-verres.

"Une importance particulière ? Tu m’en diras tant… Qu’as-tu bien pu imaginer, Maria ?"

Ce nom qui franchissait ses lèvres avait désormais le goût amer d’un poison. Mais il ne dut pas fendre son étonnement, car il était réellement curieux d’entendre ce qu’elle avait encore inventé… Après ce qu’il venait de découvrir, il s’attendait à tout et n’importe quoi. Et surtout, n’importe quoi.

Alors qu’il était tout ouïe, attendant la dernière lubie de la Russe, Hailey atteignit la table près d’Aizhan. Elle ramassa un à un les verres plus ou moins vides et les disposa sur son plateau. Elle fit demi-tour, bien décidée à ramener son plateau de verres au bar mais… elle trébucha malheureusement et se rattrapa de justesse sur la table voisine alors que son plateau s’écrasait lamentablement sur la table d’Aizhan… les verres encore à moitié remplis se brisèrent et déversèrent leur contenu aux douces vapeurs d’éthanol sur l’holophone et sur l’infortunée cliente qui se releva d’un bond.

-Ooh, pardonnez-moi, mademoiselle, je… je suis affreusement désolée, mon pied a glissé et… laissez-moi vous aider ! Je vais nettoyer tout ça !

Hailey passa alors discrètement à l’action. Elle saisit une serviette qu’elle portait à sa ceinture et fit mine de vouloir frotter le liquide qui s’écoulait par terre et sur les vêtements de la femme alors qu’une bulle invisible entourait petit à petit celle-ci. Tout à fait indolore, elle ne se rendrait compte de rien, à moins d’essayer d’utiliser ses pouvoirs qui seraient dorénavant contenus dans cette bulle… lui réservant un sort fort peu enviable.

Alors que la barmaid se confondait en excuse face à la cliente, Terry releva la tête, alerté par les bris de verre

"Hailey ! s’exclama-t-il, d'un ton tout à fait convainquant,c’est pas possible d’être aussi maladroite ! Il quitta le comptoir du bar et s’approcha de la femme. Est-ce que tout va bien, mademoiselle ?" s’enquit-il le plus naturellement du monde auprès de celle qui avait visiblement tenté de le tuer quelques minutes auparavant… endossant parfaitement le rôle qu’il s’était attribué.

"_ Tu m'en resservirais un tout pareil, s'il-te-plait, Terry ?" Quémanda Maria en levant son verre vide.

Un surplus d'alcool était la plus mauvaise idée du monde : sa perception était déjà brouillée et elle avait tellement chaud qu'elle avait dû dégrafer le premier bouton de sa chemise. Mais c'était la seule excuse qu'elle venait d'improviser pour éloigner Terry d'Aizhan et le renvoyer derrière son comptoir.
"_ La Confrérie Moderne va avoir besoin de tes services, Élaine…" Reprit-elle solennellement en regardant la pin-up, le verre toujours à la main.

La situation était en train de lui échapper…
Enfin, peut-être… ou pas…
Enfin, elle n'en était pas sûre à 100%…
Mais n'importe quel doute, si minuscule soit-il, était suffisant pour remettre tout son plan en question. Le verre à cocktail vide roulait nerveusement entre les paumes de ses mains.
Maria ne parvenait plus à différencier ce qui était réel de ce que la paranoïa lui murmurait à l'oreille. Ce genre de maladresse à l'encontre d'une cliente lambda pouvait-il vraiment arriver dans la vraie vie, ou Terry et sa serveuse avaient-ils repérés quelque chose ressemblant à une tentative d'assassinat ?
Lors du débarquement d'Élaine, Aizhan et elle s'étaient échangé un bref regard et un hochement de tête… Un seul regard… Peut-être un hochement de tête de trop…
Maria fit des efforts pour ne pas chercher les caméras de surveillance autour d'elle. De toute façon, maintenant, on construisait des trucs tellement petits qu'ils en étaient indétectables.
Merde... Cet échange de regards avait-il été perçu ? Par mesure de sécurité, il allait falloir qu'elle gère comme si, effectivement, leurs intentions avaient été percées à jour. D'un geste un peu maternel, elle rabattit une mèche de cheveux d'Élaine derrière l'oreille en prenant bien garde de ne pas lui toucher la peau.
"_ Ton entrée remarquée dans ce bar confirme tes talents innés, il serait criminel de ne pas les exploiter…"

"_ Vous inquiétez pas, bredouilla Aizhan d'une voix traversée par quelques trémolos de panique, je vais bien… Je vais aller… aux toilettes… me lav… me nettoyer."

La prestation de la kazakhe avait été hésitante et erratique, la faute sûrement à la cocaïne qui lui coulait dans les veines. Mais la serveuse, si elle ne voulait pas éveiller les soupçons, n'allait pas pouvoir faire autrement que de la laisser s'éloigner.
Maria savait que le personnel de Terry comptait des mutants, mais elle n'avait pas voulu en apprendre plus. D'abord parce que ce genre de recherches, dans les archives informatiques du Green Scale, aurait pu laisser des traces suspectes, ensuite et surtout, parce que l'opération avait été initialement pensée pour être éclair !
"_ Je parle de ta prestance, ma chérie, de ton charisme naturel, de ta beauté sulfureuse…"

Le verre à cocktail continuait à rouler entre les mains nues de Maria.
Si tout s'était passé comme prévu, Terry aurait dû être, en ce moment même, en train de déambuler, aveugle, le visage gravement brûlé, au milieu du Green Scale en flamme. Aizhan était une pyrogénératrice efficace et sans pitié, surtout sous cocaïne.
"_ Dès que tu as passé le seuil de la porte, ça a été magique ! C'était comme si le monde entier avait retenu son souffle. Comme un battement de cœur en suspens."

Maria avait évidemment envisagé des moyens plus subtils pour éliminer Terry… comme du cyanure… Mais elle n'avait pas été sûre de l'efficacité d'un poison sur un mutant aux caractéristiques reptilienne… Et en plus, ça manquait cruellement de panache !
"_ C'est pourquoi j'aimerais, avec l'accord de tous les membres de la Confrérie Moderne, te placer à la tête du poste que j'ai laissé derrière moi en accédant à la direction…"

Comment devait-elle agir maintenant ? Le plus sage serait de reculer, de tout avorter…
"_ … Celui de porte-parole de la Confrérie Moderne."

Mais le vin semblait trop tiré pour ne pas le boire… Il n'y aurait sûrement pas d'autres chances de sitôt, Terry se méfierait désormais.
"_ Ne t'inquiète pas, tu n'auras pas grand-chose à faire…"

Il était probable qu'après cet épisode, il disparaisse… Emportant avec lui tous les secrets de la Confrérie. Et ça, ce n'était pas acceptable !
"_ … Tes discours seront écrits et Henry te les implantera télépathiquement pour que tu n'aies pas à te casser la tête à les apprendre par cœur."

Peut-être même irait-il rejoindre le Nouvel Institut… Il avait toujours eu ce respect infâme pour Samarah Lemington.
"_ J'ai juste besoin de ta frimousse…"

Même si tout ne s'était pas déroulé comme prévu, l'occasion restait belle : il y avait elle, ses mains et ce verre couvert d'une couche enzymes si épaisse qu'elle commençait à couler.
"_ De ta voix, de ta silhouette, de ta chevelure…"

Il y avait toujours Aizhan et ses pouvoirs pyrokinétiques, elle n'était pas encore sur la touche… Et peut-être même cette dinde d'Élaine.
"_ Tu nous ramènerais tous les jeunes mutants mâles hétéros des deux hémisphères !"

Comment Élaine réagirait-elle en voyant Maria se jeter sur Terry ? Aurait-elle la présence d'esprit de s'occuper de la serveuse ? Comprendrait-elle où était son intérêt ?
"_ Alors qu'en penses-tu ?"

Le problème c'était qu'Élaine n'était pas immunisée contre ses enzymes, contrairement à Aizhan… Mais ça, ça pouvait toujours s'improviser rapidement.
Maria sentait son cœur battre à cent à l'heure.
Maintenant, elle attendait le bon moment : un élément déclencheur, un imprévu, un bruit incongru… Terry était trop sur ses gardes pour l'instant, il allait falloir quelque chose pour le distraire pendant ne serait-ce qu'un clignement de paupières. Et là Maria passerait à l'action !

Elaine n'était pas exactement la femme la plus attentive qui soit. Tout se qui se passait aux alentours et qui n'était pas dirigé immédiatement sur son nombril (ou toute autre partie de son corps) était immédiatement relégué aux oubliettes neuronales de l'Atomique, quelque part entre le bon goût, la pudeur et la miséricorde. En d'autre termes, Maria aurait pu engager tueur qui ne travaillait qu'au canon antiaérien qu'Elaine n'aurait rien remarqué. Cela ne la concernait pas et de toute façon, la russe était fort occupée à lui faire du gringue dans les règles de l'art en lui faisant miroiter un boulot facile d'autant qu'elle avait l'habitude des regards braqués sur elle. Elaine se dit qu'il était vraiment inadmissible d'être au chômage à une époque où les contrats tombaient rôtis dans le bec des bombasses suffisament fûtées pour rester belles et désirables en permanence. On devrait tuer les pauvres, se dit elle pour la soixantième fois de la semaine. Elaine se regorgea donc et se mit à glousser doucement, non sans passer une main dans sa crinière parfaite, affectant de jouer les modestes.

Hihi tu me flatte voyons... Mais je sais que j'suis parfaite, huhu.

Inutile de dire que la réponse était donc évidente et fut directe. Elaine se foutait bien des intérêts de la Confrérie Moderne (du moins tant que les siens n'étaient pas impactés) et aurait défendu un nazi pour peu qu'il paie correctement.

Et donc, c'est payé combien pour être super bonasse sur scène ? J'prends pas à moins de 500K par mois !

C'est qu'elle était sérieuse, la Sublime. Passait encore de défendre les intérêts d'une institution aux tendances violentes voir complètement génocidaires, mais il était hors de question de le faire gratis. Il y avait néanmoins une tension fort désagréable dans l'air et même Elaine était capable de s'en rendre compte, aussi daigna elle jeter un regard dans la salle, non sans se balancer sur sa chaise d'une cambrure à faire pâlir une contorsionniste asiatique.

Mais c'est quoi s'taudis sérieux ? Déjà qu'on dirait un trou à prépubère, vla qu'les pétasses renversent les verres ?! Ca m'énerve s'bordel, déjà qu'c'est Confrériste et qu'on est même pas en salle VIP -Y A MEME PAS DE PUTAIN DE SALLE VIP- Terry engage des manchotes en guise d'serveuses !

Excédée d'avoir un verre vide non rempli à la seconde par un laquais empressé, Elaine bondit sur ses jambes de gazelle et fonça sur l'attroupement, non sans oublier de balancer son croupion de gauche à droite avec un entrain qui trahissait bien son agacement. Ignorant tout des tentatives d'assasinats et des dons d'omniscience du caméléon, elle prit la pose, une main sur la hanche, son verre dressé bien haut. Et c'est qu'elle en jetait, la donzelle dont on n'atteignait la minijupe qu'après la contemplation d'un mètre et quelques de talons et de jambes à damner un saint !

C'est trop demander d'pas attendre pour être servie ? Nom d'dieu Terry, tes larbins sont aussi nazes qu'si ils étaient français ! Y sont pas français hein ? Et elle là, elle a intérêt à avoir ses conso' gratos, vous l'arrosez d'bibine c'est nawak quoi ! L'service est lamentable !

C’est bon Terry, calme-toi ! Je t’avais bien dit qu’un jour je finirais par me casser la gueule à cause de ce trou ! protesta Hailey en pointant du doigt une légère dénivellation dans le sol.

Convaincante dans son orgueil faussement blessé, la jeune femme continua de marmonner un ou deux jurons en ramassant les morceaux de verre éparpillés sur la table. Hailey ignora superbement les remarques de la blondasse perchée sur talons aiguille, sous peine d’être soudainement dans l’obligation d’aller lui refaire le portrait tandis que la victime de sa maladresse disparaissait aux toilettes, confuse et sans un mot.

Terry de son côté maugréa également quelques paroles indistinctes avant de reporter son attention sur Elaine et plus précisément Maria qui avait une annonce à leur faire.

Le mutant pouvait se targuer de rester calme face à toutes les épreuves, ou presque. Aussi put-il retenir un éclat de rire au profit d’une moue réellement étonnée. Elaine… importante ? Le mutant avait redouté n’importe quoi. Et ce fut pire que tout. Il eut soudain l’impression que la Confrérie venait de tomber bien bas… Vite dire quelque chose avant que la situation ne devienne plus suspecte qu’elle ne l’était déjà depuis quelques minutes…

"Non pas que je doute des capacités d’Elaine, affirma alors le mutant, mais n’aurait-il pas été plus judicieux d’envoyer quelqu’un d’autre pour représenter la Confrérie sur les devants de la scène ?"

En théorie, si. Et Maria devait en être consciente. Le problème c’est qu’il n’y avait pas beaucoup de monde qui pouvait prétendre à ce poste, hormis peut-être Daniel… et encore, ses attitudes de petit morveux ne jouaient pas forcément en sa faveur. Sans compter que la relation entre les deux mutants semblait tendue (alors qu’elle frisait à peine l’entente cordiale, elle paraissait avoir dépassé le zéro absolu). Mais en ce qui concernait Elaine, Terry se demandait vraiment ce qui avait pu jouer en sa faveur hormis le fait le plus évident : son physique attirant, limite plus-que-parfait aux yeux de la gente masculine. L’atout par excellence. Maria n’était pas stupide.

Le Caméléon se retint de tout commentaire (non mais, elle exigeait vraiment 500 000 dollars pour jouer ce rôle ?!) et se contenta d’abonder dans le sens de Maria en décrétant finalement :

"Ta décision est… surprenante. Cela dit, il est évident qu’avec Elaine à ce poste, la Confrérie se taillera sans aucune difficulté une belle place sur le devant de la scène"

Il était en effet difficile de passer à côté de l’exubérance notoire d’Elaine. Etait-ce une bonne ou une mauvaise chose pour la Confrérie ? Terry à cet instant, ne se sentait plus réellement concerné par ce qui adviendrait de la Confrérie dans un avenir proche. A son grand regret. Etait-il seulement possible que cette tentative ne soit que le fruit de son imagination ? Il l’aurait souhaité. Mais en son fort intérieur, une petite voix lui soufflait qu’il n’avait pas rêvé… Dorénavant, il devrait se méfier de Maria.

Hailey revint derrière le bar, avec les morceaux de verre cassés dans ses mains et ignora superbement le mutant, comme si elle lui en voulait encore de l’avoir engueulée –et surtout embarassée- devant une cliente. Elle se débarrassa des morceaux de verre et prit une nouvelle serviette propre, pour continuer son service. Terry ne lui accorda pas un regard et continua

"Nous n’avons, effectivement pas encore de salle VIP. Cela dit, si la fréquentation du Green Scale vient subitement à exploser avec la nomination inattendue d’Elaine, on pourra l’envisager."

Si le mutant voyait la fréquentation de son bar atteindre subitement des plafonds insoupçonnés, il pourrait envisager d’y faire quelques transformations. Enfin… ça, c’était avant le coup en traitre de Maria…

"Étant donné ta nouvelle fonction, tu viens sans aucun doute d’offrir une nouvelle réputation au Green Scale et je t’en remercie !"

Toujours flatter l’égo d’une demoiselle, toujours. Même lorsqu’elle se permettait de dénigrer allègrement le fruit de votre labeur. Le bar fréquenté par la porte parole de la Confrérie, voilà bien un sacré coup de pub. Serait-ce assez pour empêcher Maria de commettre l’irréparable ?

"Mais je ne te permets pas de remettre en cause le service dans mon établissement encore moins de dénigrer mes clients, Elaine. Il est évident que la maison va resservir cette demoiselle, vu que son verre s’est écrasé par terre, à cause d’une maladresse déplorable de la part de mon employée"

Terry jeta un coup d’œil dans la salle mais ne vit pas la mutante ‘suspecte’. Elle avait sans doute du s’éclipser pour aller se refaire une beauté ou du moins faire disparaitre toute trace de ce malheureux et malveillant incident...

"C’est une de tes amies Maria ? demanda le caméléon, en toute innocence. Tu n’auras qu’à lui dire de nous rejoindre lorsqu’elle reviendra. Je lui offrirai le cocktail de son choix !"

Et visiblement, il n’y avait pas que cette demoiselle qui aspirait à la découverte de nouvelles saveurs éthyliques… Terry fit face à Maria et Elaine, sans ciller. Elles lui réclamaient un verre supplémentaire. Les effets de la surdose d’alcool commençaient-ils à se faire sentir ?

"Mais bien sur, les filles ! déclara le mutant. Et un deuxième verre, un ! Vous m'en direz des nouvelles !"

Et autant pour accuser le coup de l’idée saugrenue de Maria de nommer Elaine porte-parole…

En une série de gestes experts, le mutant prépara un nouveau cocktail maison et tendit les deux verres respectivement à la directrice et la nouvelle porte-parole. Le regard du Caméléon se fit plus insistant

"Maria ? Echange de verre, peut-être ? C’est plus intéressant d’avoir un verre rempli que vide, tu ne penses pas ? dit il en regardant Maria jouer avec son verre. Surtout quand il s’agit de fêter la nomination d’Elaine !"

Les exigences salariales d'Élaine tombèrent avec la légèreté d'une patte d'éléphant sur un paquet de chamallows… Néanmoins, Maria resta de marbre.
"500 K par mois, tu dis ? Répondit-elle avec un sourire charmant en remettant de l'ordre dans ses cheveux, sans problème, chérie ! Et je te garantis même le doublement de ton salaire avant fin 2052 ! Tes talents et ta notoriété valent bien que la Confrérie Moderne puise un peu dans ses caisses !"

Elle avait accepté l'offre sans réfléchir et se permettait même de surenchérir, certaine qu'elle parviendrait à l'entuber d'une façon ou d'une autre lors de la signature du contrat.
Et elle avait raison : le lendemain, elle découvrirait, après quelques recherches sur l'holonet, que K était le symbole du Kina, la monnaie officielle de la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Le surlendemain, elle tendrait à Elaine un stylo et un contrat de travail pour "500 K" par mois, c'est à dire un peu moins de 120 dollars canadiens… Et pour s'assurer de la fidélité de la pin-up, serait précisé en bas de page, en caractères microscopiques, qu'en cas de brisure du contrat, Elaine serait tenue d'indemniser la Confrérie Moderne, pour préjudice, à hauteur de 250 000 dollars canadiens.
Une innocente escroquerie, en somme, rien de bien méchant… Et qui, de surcroît, ne serait probablement jamais appliquée car Henry se chargerait d'implanter dans la psyché de la belle, en plus des discours, la passion du métier ! Maria soupçonnait Kenjiss d'avoir agi de même avec elle à l'époque : elle n'avait jamais songé à discuter le salaire de misère qu'il lui versait.

Mais tout cet imbroglio concernait l'avenir… Dans le présent, au Green Scale, chaque seconde semblait s'écouler au rythme des minutes. Le visage de Maria était si blanc qu'il rivalisait avec celui qu'elle avait affiché quand elle s'était introduite dans la cabine de Kenjiss lors de l'incident de la TransAtlante. Elle crevait de chaud, sentait gouttes de sueur froide lui couler le long du dos et la peau de ses joues la démangeait affreusement. Et comme se gratter risquait de révéler sa nervosité, elle souffrait en silence.

Il… fallait… qu'Aizhan… rapplique… maintenant !!

Car même avec l'éventuel appui d'Élaine, Maria savait que, physiquement, elles ne feraient pas le poids face au caméléon et sa serveuse. Elle n'avait pas pris son flingue, n'avait pas prévu ni renfort, ni même l'embryon d'un plan B ! Quelle erreur de débutante, elle s'en voulait ! Kenjiss, s'il avait était là, aurait eu honte !
"C’est une de tes amies Maria ? Tu n’auras qu’à lui dire de nous rejoindre lorsqu’elle reviendra. Je lui offrirai le cocktail de son choix !"

Maria en resta coite… Il lui fallut un bon millier de millisecondes avant qu'elle ne pense à refermer la bouche.
Enfoiré de Terry ! Cette crevure, non content de lui confirmer de façon à peine dissimulée qu'il avait remarqué leur manège, se permettait de la narguer !
Mais alors, pourquoi au lieu de lui lancer une bouteille à la figure, se mettait-il à la préparation d'un nouveau cocktail ? Pourquoi ne passait-il pas à l'action ? Pourquoi n'attaquait-il pas le premier ? Il avait l'avantage pour l'instant, quel gâchis de ne pas en profiter !
La seule explication qui apparut aux yeux de Maria était que cet imbécile n'avait pas pris la pleine mesure de la menace qui le guettait.

Et tant mieux, en fait : c'était du temps de gagné ! Encore une minute de battement, juste une petite minute d'hésitation et Aizhan et ses flammes de l'Enfer seraient de retour dans la partie. Il fallait que Terry continue à parler pour ne rien dire !

Maria était en train d'ouvrir la bouche pour essayer d'alimenter la conversation quand elle entendit, derrière elle vers le fond du bar, le bruit d'une porte. Aussitôt, elle se crispa sur la grenade enzymatique coincée entre ses mains. Elle vit Terry poser le deuxième cocktail-maison sur le zinc.
"Maria ? Échange de verre, peut-être ? C’est plus intéressant d’avoir un verre rempli que vide, tu ne penses pas ? Proposa-t-il. Surtout quand il s’agit de fêter la nomination d’Élaine !"

Dans le miroir derrière lui, le reflet menaçant d'Aizhan s'approchait, c'était maintenant ou jamais !
D'un geste fluide, elle attrapa le verre à cocktail posé devant elle et envoya son contenu au visage du barman. Le feu de l'alcool l'aveuglerait probablement quelques secondes. De son autre main, elle jeta son verre tartiné d'enzymes à Hailey, mais lentement, avec une trajectoire en forme de cloche, de manière à ce que la mutante ait le malheureux réflexe de vouloir le rattraper au vol. Vu la charge d'enzymes, elle risquait de perdre l'usage de ses mains dès le premier contact.

Avant même de voir les effets de sa double attaque, Maria se leva, saisit fermement le bras gauche d'Élaine -consciente que ses paumes étaient toujours à nu- et la tira avec elle en arrière pour s'éloigner du comptoir. La peau de la pin-up commençait à frire dans sa main, mais elle ne relâchait pas sa poigne. Les explications et la guérison attendraient quelques minutes !

Dans leur retraite, les deux confréristes croisèrent Aizhan qui, elle, avançait implacablement vers le comptoir, le visage fermé et le regard déterminé. C'était elle l'artillerie lourde du plan.
Des sphères saturées de flammes apparurent au creux de ses mains, elle les tendit vers les deux futurs carbonisés.
Maria hurla :
"Vas-y, Aizhan ! N'hésite pas ! Crame tout !!"

-A TERRE !

Le cri d’Hailey avait fusé dès que les intentions d’Aizhan furent clairement dévoilées par Maria. Instinctivement, la jeune femme s’était alors débarrassée de son plateau, qu’elle avait envoyé droit sur la mutante, en espérant l’atteindre pour la déconcentrer et elle avait activé son champ de protection. La bulle qui avait précédemment menacé la pyromane entourait à présent la barmaid et le Caméléon. Terry n’avait cependant pas attendu l’alerte de sa fidèle employée pour tenter d’éviter le contenu du verre que Maria lui avait projeté à la figure. Il s’était jeté derrière son bar, dans un ultime réflexe

Mais il ne put éviter totalement le jet d’alcool. Il fut légèrement aspergé sur sa joue droite et une soudaine sensation de brûlure lui indiqua que quelques gouttes éthyliques avaient du atteindre son œil avant que le bouclier d’Hailey ne bloque le reste du jet d’alcool, le condamnant ainsi à se répandre par terre. La rencontre entre le verre lancé par Maria vers Hailey et son bouclier fut un peu plus percutante. Le verre dévia de sa trajectoire et alla s’écraser au sol où il se brisa lamentablement.


"Tu montres enfin ton vrai visage, Maria !" hurla le Caméléon, qui ne fut guère surpris.

L’ombre de la folie meurtrière de Twikjeya semblait finalement avoir dépeint sur la nouvelle directrice de la Confrérie Moderne. La dame de glace avait éliminé leur leader et aujourd’hui, Maria était bien déterminée à se débarrasser de celui qui était resté fidèle à ses convictions. Peu importe les dégâts et les victimes que sa folie engendrerait. Le Caméléon était devenu sa cible et rien ne l’arrêterait !

"La prochaine fois que tu veux t’en prendre à moi, évite de le faire en présence d’innocents !" continua de vociférer Terry alors qu’une colère sourde s’emparait de lui et qu’il voyait le Green Scale s’enflammer de toute part.

Le bar, du point de vue du mutant, avait rapidement pris l’allure d’une vision digne de l’enfer. Les flammes qui avaient tenté de les tuer, léchèrent le bouclier d’Hailey, offrant une protection efficace mais éphémère aux deux mutants face à la menace du feu. Ils ne tiendraient sans doute pas très longtemps… Derrière eux, les flammes se propagèrent rapidement, aidées par les dizaines de bouteilles d’alcools exposées derrière le bar.

"Au moins, maintenant, je suis clairement fixé sur ses intentions !" déclara Terry à l’attention d’Hailey

-Et ça t’étonne encore ?! s’exclama la serveuse. Je t’ai toujours dit de t’en méfier comme de la peste !

Terry le savait parfaitement. Une part de lui-même ne s’était jamais défaite de la méfiance qu’il avait toujours eu à l’égard de la Russe. A raison…

Ils étaient à présent tous les deux accroupis derrière le bar, à la recherche d’une brillante –et surtout immédiate- idée pour sortir vivant du Green Scale. Le bar était en train de se transformer en véritable brasier. Les clients, paniqués, se précipitaient vers la sortie et Terry se surprit à espérer qu’ils puissent tous sortir, avant de songer à sauver ses propres écailles. L’apparition soudaine de Jared et Joe à leur côté lui rappela l’urgence de la situation. Et l’enfer dans lequel ils baignaient tous à présent.

-J’ai évacué l’arrière du bar, ‘faut qu’on sorte d’ici maintenant ! hurla Jared tandis que Joe se préparait à riposter pour leur offrir une porte de sortie

Bien qu’utiles, les pouvoirs du Caméléon se révélaient davantage défensifs que réellement efficaces lors d’un affrontement. C’est tout naturellement que Terry avait veillé à palier ce léger ‘défaut’ lorsqu’il avait engagé ses employés. A eux quatre, ils alliaient autant la défense que l’attaque. L’heure semblait être arrivée de vérifier si les choix du Caméléon lors de ses entretiens d’embauche avaient été judicieux !

Le corps de Joe se couvrit de plaques et pics osseux, le faisant ressembler à une créature humanoïde à mi-chemin entre le hérisson, le tatou et le porc-épic ! Il se redressa brusquement, les bras tendus en direction de la pyromane. Des pics surgirent également de ses poignets. Et il visa. Ceux-ci atteignirent leur cible, la transperçant à divers endroits de son corps, mettant momentanément fin au jet de flammes dont Aizhan les arrosait impitoyablement. La mutante eut un haut le cœur. L’attaque fut brève, quelques secondes à peine. Elle n’avait pas pour but d’éliminer la mutante, seulement de la mettre hors-circuit pour mettre fin au ravage de ses flammes meurtrières. Néanmoins, lorsque la pyromane, déstabilisée par cette attaque surprise, commença à chanceler dangereusement, un mince filet de sang s’échappant de la commissure de ses lèvres, Joe ne fut pas certain qu’elle s’en remettrait vraiment…

Ils n’attendirent pas de la voir s’écrouler totalement au sol, déjà Jared empoigna Joe tout en criant

-C’est trop tard pour le Green Scale, Terry. On ne peut plus rien faire ! Et le bouclier d’Hailey ne tiendra plus très longtemps ! L’alerte incendie a du être lancée… Il faut qu’on parte d’ici !

Le mutant savait qu’il avait raison. Rester à l’intérieur et contempler le travail d’une vie partir en fumée reviendrait à signer son arrêt de mort. Malgré la profonde colère qui s’était emparée de lui, il dut se résigner à abandonner son bar à la proie des flammes. Il commençait déjà à suffoquer. Joe et Jared disparurent dans un léger sifflement. Jared réapparut moins de 3 secondes plus tard, la main tendue vers Terry et Hailey. Le bouclier de la mutante céda au moment où ils se dématérialisèrent tous les trois dans un nouveau sifflement. Ils réapparurent dans une rue à l’extérieur du bar, située à une centaine de mètres de là. Par mesure de précaution, Terry prit l’apparence d’un passant lambda. Il ne savait pas exactement combien de temps il pourrait maintenir cette nouvelle apparence, mais avec l’adrénaline, il jugea avoir au moins quelques heures devant lui. Ce serait suffisant pour… fuir. Cela ne lui ressemblait pas, mais il savait désormais avec certitude que Maria  ne le lâcherait pas. Il devait se mettre à l’abri pour… réfléchir et prendre les bonnes décisions quant à son avenir à court-terme

Terry jeta un œil une dernière fois à son bar tandis qu’une épaisse colonne de fumée s’en échappait lentement et que les passants s’arrêtaient, à la fois curieux et alarmés. La plupart des clients se trouvaient sur la rue, toussotant ou crachotant pour libérer leur poumon de la fumée inhalée. Au loin, la sirène des pompiers résonna. Sans doute trop tard pour sauver le bar…

Le mutant était silencieux, partagé entre le soulagement de s'en être sorti plus ou moins indemne et la colère de n’avoir rien pu faire pour maitriser l’incendie et régler ses comptes avec Maria une bonne fois pour toute

"Je te promets qu’elle le payera…." déclara alors Hailey, en posant une main bienveillante sur l’épaule du Caméléon

Terry serra les poings. Il aurait sa vengeance oui… Mais en attendant, c’était sans aucun regret qu’il abandonnait la Nouvelle Confrérie Moderne aux mains de Maria…Terry n’en faisait désormais plus partie !