Le voici qui buvait son troisième(ou quatrième?) whisky à sa place habituelle ; au fond du Good Morning, là où les vapeurs corsées de bières et de café s'imprégnaient dans le cuir des canapés. Il était toujours seul à occuper l'espace mais ça n’embêtait pas le patron : Valyrei et son whisky était bien plus rentable que cinq adolescents partageant deux bières...et puis l'afro ramenait souvent ses compagnons pour la nuit, toujours différents, pour les désinhiber avant de faire son affaire.

« Je refuserais pas de me taper celui-là pour parfaire la journée » pensa-l'humanoïde en dévisageant le derrière d'un client.

Valyrei avait terminé le travail plus tôt que d'habitude. Alors qu'en début de soirée la plupart de ses missions débutaient, il sirotait son alcool depuis déjà une heure dans son bistrot préféré.
C'était exceptionnel qu'un contrat se déroule de jour. D'habitude on attendait que le client s'endorme pour l’exécuter sous couvert d'un accident domestique. Mais pas cette fois. Le commanditaire avait joué le capricieux. Envolées donc la simplicité d'une gazinière mal éteinte ou la chute sur le rebord de la piscine. Heureusement Valyrei avait tourné la météo à son avantage afin d'honorer son contrat... Ces temps-ci on glissait bien trop facilement sur un quai de métro verglacé.

« ...Je peux ? »

Plongé dans ses rétrospections professionnelles, le tueur n'avait pas vu s'asseoir la jeune femme en face de lui. A l'instant où il en prit conscience il se redressa vivement pour l'inspecter de bas en haut. Si ça n'avait été sa froideur, Valyrei aurait apparenté l'inconnue à une commanditaire : élégante, pas trop jeune, énigmatique, visiblement aisée. Mais voilà, le tueur n'engageait aucun contrat sur son point de chute. Méfiant, il bu une gorgée de whisky et posa son verre sur la table, sans le lâcher, prêt à frapper.

Il attendit impassible qu'elle ouvre le dialogue.

« MrFam, savez-vous qui m'envoie ici ? »

L'ex-agent laissa planer le silence, dévisageant son interlocutrice avec la même absence d'émotion que cette dernière lui offrait. Il doutait que le Cercle ait envoyé cette femme. Il pouvait bien s'agir d'un commanditaire mécontent qui, renseigné sur le tueur à gage, l'aurait retrouvé pour exiger un remboursement...mais, dans quel monde absurde cela se produirait-il ? L'alcool altérait sa réflexion...
Valyrei restait un humanoïde fugitif et malgré sa situation hors de l’État nord-américain, il devait être éliminé. Si le Cercle connaissait sa planque, pourquoi était-il encore en vie? Cela ne pouvait être...

Droit dans les yeux, il finit par répondre avec tout le sérieux du monde :

« Est-ce vous faites partie des Alcooliques Anonymes ?...Aurais-je mal rempli le formulaire stipulant la fin de mon contrat avec votre association ? »

Valyrei espérait que cet échange se passe vite et sans heurt. Il tenait toujours fermement son verre dans la main, s'imaginant déjà saisir son arme de l'autre.

Le cynisme n’eut aucun impact sur l’attitude de l’agent de liaison, qui prolongea volontairement son silence, pour faire ressortir l’inutilité de la réplique.
Ridgway savait comment fonctionnaient ces hommes. Elle avait étudié leur profil, leur fonctionnement, leur motivation, jusqu’à pouvoir les comprendre. Jusqu’à anticiper leurs réactions. Il n’y avait qu’une chose à laquelle ils portaient encore un intérêt : la liberté. C’était précisément, ce désir d’indépendance, et ce détachement envers la société, dont elle avait besoin. Elle les avait sélectionnés pour ça.

« Rien de tel. Néanmoins, votre addiction à la boisson diminue drastiquement vos chances de survie. »

Étudiant sa façon de se tenir, la nervosité latente de ses muscles, ses vêtements, Tess se faisait une idée assez précise du mode de vie embrassée par cet humanoïde. Le rapport serait très rapide à rédiger. Valyrei n’avait pas besoin d’une nouvelle cure. Seattle ne pouvait plus rien pour lui. Cet homme était déjà considéré comme perdu par le système. Or ce n’était pas tout à fait vrai pour tout le monde encore.
Il lui fallait une raison d’exister. Un but.

« Mr Fam. Vous êtes considéré comme déserteur, fugitif, et assassin, par votre employeur. Vous ne pourrez pas vous cacher éternellement.
Et, malgré votre comportement autodestructeur, je doute que vous ayez l’intention de mourir. »

Le pas de la serveuse suspendit les paroles de l’officier, qui modifia sensiblement son attitude, pour convaincre cette civile de son pacifisme. La transition fut si efficace, qu’on en venait à douter qu’il s’agît bien de la même femme. La décontraction, avec laquelle elle dialogua avec cette jeune fille, dévoila sa compétence la moins usitée par le Cercle. Personne n’avait envie de remettre en question la courtoisie d’une femme aussi bien tenue. Personne ne le faisait.
Dés que la jeune fille, et son parfum bon marché, disparurent le Major retrouva sa rigueur militaire.

« Je dispose de moyens pour vous retirer des préoccupations du Cercle.
En échange, je veux que vous travailliez pour moi. Exclusivement. »

Tess se saisi de la cuillère avec calme. Son geste lent et répétitif était plus régulier qu’un battement de cœur. Elle n’avait l’air ni pressée, ni inquiète qu’en à la possibilité d’un refus.
Certes, ils abordaient le moment critique de chaque entretien. Cependant, l’enjeu, le véritable, concernait uniquement Fam et son choix. Ridgway était là pour faire une proposition. Rien de plus. Elle n’avait pas autant besoin de lui que lui d’elle. Là se plaçait toute la différence entre eux. Car des hommes détruits il y en avait partout. Une femme prête à les aider, c’était plus rare.

Bien sûr qu'il voulait rester en vie. L'inconnue énumérait ses « vices » comme tant de mentions négatives présentes sur une fiche d'entretien. Mais elle semblait ignorer qu'en dépit de son addiction le fugitif s'était bâtis un équilibre fragile mais viable.
Il savait que l'alcool pourrissait son foie et que ce soir ses réflexes en pâtiraient si la situation dégénérait. Seulement, il ne s'était pas attendu à la visite de ses anciens patrons. Il pensait s'être fait oublier. En trois ans de fuite, l'humanoïde avait quitté l'Amérique pour le Canada, avait dix fois changé de ville, treize fois d'identité... il se maudissait que tant d'efforts aient été donnés pour rien.

Valyrei réfléchit aux paroles de la femme. Il était paradoxal de se présenter comme porte-parole du Cercle pour lui proposer ensuite de travailler à son compte. Qu'avait-elle en tête ? Était-elle une pariât en devenir ou assez bête pour croire sa stratégie d'approche efficace ? Valyrei souhaitait quitter les lieux plus que tout mais il s'imaginait déjà abattu sur le seuil du Good Morning s'il sortait maintenant. Le Cercle pouvait avoir posté des snipers dans le quartier, au cas où V.Fam refusait les négociations.
Le fugitif regarda par la fenêtre embuée, en vain. De toute façon il était bien trop en retrait de la vitre pour déceler le canon d'un fusil sur un toit.

L'afro se contraint à converser avec la femme. Il se foutait bien de sa proposition. Quoi qu'elle pensa de son « comportement autodestructeur » ou de l'importance de son salut, … c'est elle qui ce soir venait rompre l'équilibre si mal acquis. Certes, l'addiction qui le rongeait le menaçait quotidiennement mais jusqu'alors n'avait que très peu altéré ses capacités professionnelles. Faute n'avait pas été de le répéter à ses anciens employeurs...hélas, lorsqu'une machine est endommagée, on la jette mieux qu'on ne la répare. Et puisque c'est son expérience au Cercle qui avait poussé Val à boire, toute les desintox du monde auraient été inefficaces si son contrat chez eux s'était poursuivit. Depuis sa fuite, le mal avait diminué, une bouteille par jour contre trois, mais quelle différence cela faisait-il pour son interlocutrice ? C'était toujours trop dans les considérations d'une militaire.

Valyrei Fam s'enfonça dans le dossier du canapé, saisi son carnet de notes et y inscriivit une description succincte de son interlocutrice. Cette intrusion dans sa tranquillité journalière le fatiguait, il était temps d'inverser les rôles. L'humanoïde prit une posture d'écoute réservée pour rappeler à l'agent qu'elle passait un entretien, et non lui.

« Présentez-vous... », invita-t-il affligé qu'après tant de palabres à le statuer lui, elle n'aie toujours pas décliné son identité. C'était pourtant une règle fondamentale pour endormir une conscience molle.

« ...et proposez. »

Major King, puisque tel était le nom sous lequel elle s'identifiait commençait à l’intéresser : une agent-double. Mais pourquoi diable avoir semé le doute dans l'esprit de l'humanoïde en début de conversation ? La militaire devait penser la crainte comme moteur d'attention pour le fugitif mais l'inverse s'était produit : tout ce qu'avait souhaité Valyrei depuis leur premier échange c'était dégager fissa.

« Défendre la vie hein, railla-t-il, c'est un slogan bien huilé mais êtes vous certaine de vous adresser à la bonne personne ? Je n'ai pas quitté l'armée pour me faire enfant de choeur, vous rappelez-vous ?

Valyrei s'alluma une clope et dévisagea l'humaine : alors, de quoi s'agit-il » ?


Vingt minutes plus tard, Valyrei ouvrait la porte de son appartement. C'était quinze de plus qui n'en fallait pour s'y rendre mais la méfiance l'avait poussé au détour. Tardivement, Valyrei se rappela que Major King le suivait depuis des semaines, et qu'elle devait connaître l'emplacement de sa piaule...satanée pisteuse. Valyrei détestait se sentir comme une proie. Il cracha pour faire passer le dégoût.
Plus tôt dans le bar, l'humanoïde avait gonflé son tarif sans scrupule, pourvu que la major se résigne. Mais l'Association semblait avoir débloqué tous les fonds nécessaires à l'ouvrage de la mission pourvu que Valyrei Fam l’exécute.

Valyrei se vautra dans le canapé crasseux du salon, agitant nonchalamment sa main entre les paquets éventrés d'apéritifs pour en extraire une cigarette neuve. Il l'alluma à l'aide de son briquet holographique qu'il jeta sur la moquette grise. Il tira une taffe, puis deux. L'atmosphère lourde de la piaule lui coupait l'envie de réfléchir, et la frustration aussi. Bien qu'ils soient tombés accord, l'humano ne pouvait chasser sa sensation de vulnérabilité. Il avait suffit à la militaire King de claquer des doigts pour retrouver l'homme dans la jungle de Vancouver. Même si l'Association montrait patte blanche, le Cercle gravitait dans l'ombre de Major King, à son insu ou non. Il fixa en silence le jour déclinant sur les rideaux plastifiés et se massa l'entrejambe.
Après dix minutes Valyrei attrapa son cellphone et salua d'une voix atone :

« Jonas, t'es chaud pour un plan ? Besoin de me changer les idées »

Une voix agressive répondit au bout du téléphone puis raccrocha.

Valyrei leva un sourcil puis consulta l'écran du cellphone. Il s'était trompé de Jonas...tant pis.
L'afro rappela au bon numéro mais buta sur le répondeur... pas possible de ce vautrer dans la débauche ce soir ? Merde...on aurait cru qu'un connard de dieu chaste lui dictait sa soirée « cet enoit, n'use point de ton balain mais de ton cerebre por obtenir ton salut. Amen », autrement dit « travaille plus et baise moins, t'auras plus de temps pour trouver ta prochaine planque ».

Fatalement, son regard se posa sur le document que Major King avait glissé dans sa poche à la fin de son entretient. Un résumé de la mission sous format holographique dont seule l'empreinte de Valyrei débloquait l'accès. L'assassin alluma une nouvelle clope et pressa l'objet contre son pouce. Une feuille translucide se matérialisa devant lui. Il y relu l'ordre de mission.