A la troisième mamy qui promenait son bichon adoré devant elle, June grinça des dents. Les parcs étaient quand même plus agréables aux pauvres pattes des toutous qu’un sordide trottoir dallé, non ? Alors pourquoi, nom de nom, toute la population octogénaire de Londres s’était donné rendez-vous dans la rue et plus précisément sur le chemin de la jeune femme ? L’humaine détestait se trouver derrière quelqu’un qui n’avançait pas. Surtout quand elle était plutôt pressée.

June soupira en dépassant la brave dame qui, dans le fond exécutait sans doute la seule activité sociale qui lui restait encore, et elle reprit sa filature. Enfin, si de filature on pouvait bel et bien parler. June n’avait jamais été douée pour la discrétion. C’était un fait établi. Ajoutez à cela un léger –très léger- énervement du à son incompréhension passagère, l’humaine devait sans doute être à peu près aussi repérable qu’un éléphant au plein milieu de Trafalgar Square ! Mince. En plus, elle n’en était pas loin du tout, de ce square.

Elle s’en détourna fort heureusement rapidement lorsque que Kenjiss prit une rue sur sa droite, qui les éloignerait radicalement du centre névralgique de la ville. Car à cette heure-ci, celui-ci devait tout doucement se réveiller, déversant dans ses artères les premiers flots ininterrompus de voitures. June en était toujours à se demander ce que manigançait le mutant lorsqu’elle le vit s’arrêter devant une boutique. Elle l’aurait crue fermée, mais la porte s’ouvrit et son compagnon s’effaça à l’intérieur.

La jeune femme s’arrêta au coin de la rue, masquée par une série de voitures et l’angle des bâtiments. Bon. Réfléchit June. Tu n’es pas dans Harry Potter ici, tu n’as donc pas de cape d’invisibilité pour pénétrer sans te faire voir dans la boutique. La solution est donc… de rester sagement dehors et de patienter. La jeune femme grimaça. Au moins, le mutant ne risquait pas de disparaître sur un certain chemin à travers un mur. Elle eut le temps d’imaginer une série de scénarios, tout plus rocambolesques les uns que les autres, de se traiter de tous les noms pour se retrouver ainsi à espionner son compagnon, comme une voleuse à l’affût, avant de finalement le voir sortir… avec un énorme bouquet de fleurs dans les bras ! Des fleurs ?!

*mais à quoi il joue ???*

La jeune femme écarquilla des yeux, tout en se reculant légèrement contre le mur. La question était hélas parfaitement légitime. Certes, même si June n’était pas très ‘fleurs et compagnie’, en recevoir, ça faisait quand même toujours plaisir. Sauf que, ce bouquet ne lui était manifestement pas destiné puisque le mutant, sagement perdu le nez dans ses fleurs, continua son chemin, au lieu de revenir sur ses pas. Dans un sens, c’était tant mieux. Si Kenjiss se retrouvait soudain face à elle, June aurait du justifier sa présence et là… elle n’avait subitement plus du tout envie de le faire. Son compagnon lui avait visiblement caché quelque chose… Ou pire, quelqu’un et elle était bien déterminée à savoir le fin mot de l’histoire. Peu de gens se risquaient à prendre l’humaine pour une imbécile, car dans ce cas, elle vous le rendait bien… Et souvent pendant très longtemps !

Même si elle était désormais passablement énervée, June devait bien admettre qu’observer le tatoué, un énorme bouquet de fleurs dans les mains, avait quelque chose d’assez… touchant ? Le tableau ne collait pas vraiment à l’image que le mutant renvoyait. En public, du moins. En privé, la jeune femme avait déjà pu s’apercevoir que la réalité se révélait bien différente des rapports, aussi nombreux/détaillés/falsifiés étaient-ils. Beaucoup s’imaginait le mutant comme un tueur acharné et redouté, mais finalement ils se trompaient tous plus ou moins. Oui, le mutant avait tué, sans doute beaucoup et bien que cela ne pardonnait pas ses actes, il devait avoir ses raisons. Alors, le voir ainsi déambuler dans les rues, limite comme monsieur tout le monde, avec ses lys, avait de quoi surprendre. Plus surprenant encore le fait que personne ne l’ait déjà reconnu.

Mais surtout, June nota un comportement dangereux de la part de son compagnon. Il ne paraissait plus sur ses gardes, contrairement à ses habitudes. Où étaient donc passés ses réflexes aussi affûtés que des rasoirs ? June s’inquiéta. Le ciel aurait pu lui tomber sur la tête aussi sûrement qu’une troupe d’antimutants, elle n’était pas sûre que Kenjiss les aurait vu arriver. Afficher une telle vulnérabilité ne lui ressemblait pas du tout. D’ailleurs, la jeune femme aurait mis sa main à couper qu’en temps normal, le tatoué l’aurait déjà repérée. Elle n’était pas vraiment douée pour filer quelqu’un, sa maladresse y étant sûrement pour quelque chose. A vrai dire, June s’étonnait de ne pas déjà avoir chopé une poubelle/un passant/un lampadaire ou tous ces petits trucs que vous voyez d’habitude, sauf lorsque vous devez faire attention, évidemment.

Un bruit retentit dans la rue presque déserte et June se raidit avant d’en apercevoir la source. Devant elle, son compagnon décrocha son communicateur et la jeune femme tendit l’oreille, ignorant jusqu’aux regrets du tatoué pour son défunt appareil largement plus sophistiqué que son amie avait explosé la veille. Un mot retint son attention parmi tous les autres… un nom plus précisément. Sonia ? C’était qui celle là ?! Il y avait donc bien une autre femme dans cette histoire ! June sentit un nœud se créer au fond de son ventre. Ses soupçons semblaient se confirmer. Elle accéléra le pas pour ne pas perdre de vue Kenjiss, bien décidée à connaître le fin mot de cette affaire de plus en plus bizarre. La jeune femme était partagée. L’énervement d’un côté, la peine de l’autre. Si le tatoué avait effectivement une autre femme dans sa vie, il aurait pu le lui dire ! Non ? June aurait préféré l’apprendre directement que de cette façon, en pleine filature cachée derrière une voiture, à épier le moindre de ses mouvements. Et puis son propre comportement la dégoûtait. Elle n’avait jamais agit de la sorte. Jamais. Pourquoi l’avait-elle fait aujourd’hui ? Le constat fut amer… June ne se savait pas aussi jalouse… Tout simplement

*tu es vraiment grave, ma grande…*

Le mutant pivota soudain vers la gauche et June, trop occupée à essayer de comprendre son comportement ou bien celui de son compagnon n’aperçut que trop tard l’endroit où avait pénétré Kenjiss. Stupéfaite, elle se figea. Abandonnant au passage toutes ses réflexions... devenues presque futiles. Vivant à Londres depuis plusieurs années, elle ne pouvait ignorer où elle se trouvait. Le lieu était bien trop connu.

*le cimetière ?*

Là, la jeune femme ne comprenait franchement plus rien du tout. Ou plutôt, elle eut soudain peur de comprendre. L’humaine arriva à hauteur des grilles. Kenjiss avait déjà disparu dans une allée à quelques mètres devant elle. June hésita puis fit un pas en avant et pénétra à son tour dans Highgate Cemetery.

*va-t-en, fais demi tour, cela ne te regarde pas, tu t’es fait un horrible film… *

June lutta contre sa curiosté et sa raison. Et se maudit une bonne centaine de fois. Quoique Kenjiss fasse en ces lieux, sa place n’était clairement plus ici. Elle s’apprêtait à faire demi tour lorsque le tatoué s’arrêta brusquement. June se plaqua contre le monument le plus proche, frôlant au passage une vasque qui se mit à tanguer dangereusement…

Un balancement sur la gauche… puis, un balancement sur la droite. Elle observait, impuissante le mouvement qui la trahirait. June ne put rien faire. La vasque de marbre, tout en tournant de plus en plus vite, semblait la narguer dans sa chute inévitable. Et après une dernière pirouette, les lois de la physique étant ce qu’elles sont, celle-ci fut irrémédiablement attirée par le sol caillouteux. Crunsh. La jeune femme la regarda s’écraser en mille morceaux à terre. Contrairement à un certain tatoué, elle était parfaitement incapable d’agir sur la gravité et donc de tenter la moindre parade pour éviter la casse. Elle n’était qu’une simple petite humaine. Presque insignifiante à l’échelle de l’évolution.

Kenjiss parlait. Elle l’avait entendu s’adresser à quelqu’un. Une personne qui n’était plus là. Mais une personne qui avait visiblement compté dans sa vie. Une femme. Sonia. June n’avait pas écouté. A peine saisi quelques mots, mais elle avait compris l’essentiel. Elle en avait appris assez. Assez pour comprendre qu’elle n’aurait jamais du suivre son compagnon jusqu’ici. Qu’elle aurait du lui faire confiance. Et puis d’ailleurs, pourquoi avait-elle agit ainsi ? La vasque brisée, elle s’était cachée comme elle avait pu derrière une tombe et Kenjiss s’était retourné. L’avait-il entendue elle, ou bien la vasque ? Difficile à dire. La jeune femme ne se doutait pas encore qu’il savait qu’elle l’avait suivi dès le début. Même si, cette nouvelle aurait du la réjouir, au moins en partie. Le mutant n’avait pas totalement mis de côté ses instincts de survie divers et variés.

Quand sa voix s’éleva, légèrement agacée, son cœur se serra. Lentement, elle fit un pas sur le côté et quitta sa cachette de fortune. La jeune femme émergea devant le monument funéraire et demeura sans rien dire, l’air plutôt gênée. Le silence mortuaire du lieu n’arrangeait pas sa situation. L’atmosphère déjà lourde, ne s’en trouvait que plus tendue encore. June n’aimait pas franchement les cimetières. Heureusement, elle ne les fréquentait pas souvent. Elle n’avait personne à pleurer. Finalement, cela avait des bons côtés parfois de se retrouver orpheline. La jeune femme ne priait que pour ses amis. Et ceux-ci avaient eu plus ou moins de la chance jusqu’à présent…

"Euh… je… non, ce n’est pas…"

Sa tentative de justification se termina en un bredouillement inaudible. Après tout, elle n’avait pas à se justifier, elle n’avait même pas être ici. Enfin… presque pas. Ne lui avait-il pas dit, en un sens, qu’elle aurait à chercher par elle-même des réponses à ses questions sur son passé ? Si. Et parfois, la quête de réponse nécessitait non seulement d’être curieuse, mais aussi de devoir jouer les espionnes. Mais à cet instant… June s’en serait mordue les doigts. Elle s'en mordit la langue. Elle n’aurait pas du. D’autant que le mutant lui avait assuré de répondre à ses questions… La jeune femme jugea opportun de ne pas se justifier par cette réplique humoristique. Ce n'était ni le moment, ni l'instant.

"Désolée… je ne devrais pas être là. Je m'en vais. Je n’ai rien à faire ici"

Demi-tour et déjà, elle s’éloignait, d’un pas un peu trop rapide. Comme si elle désirait mettre le plus de distance possible entre elle et le tatoué. Un souhait bien illusoire quand on savait qu’il lui suffisait d’un bond pour la rattraper… Mais le ferait-il seulement ? June n'en avait aucune idée. Elle s’était comportée comme une imbécile. Elle avait presque atteint la grille du cimetière lorsqu’elle ralentit l’allure, hésitante, avant de reprendre immédiatement un rythme plus soutenu. Elle aurait bien voulu se mettre à courir, mais quelque chose l’en empêcha. Sa bêtise ? La culpabilité ? A moins que ce ne soit simplement que le remord...

Kenjiss avait été surpris. June s’était finalement dévoilée, penaude de l’avoir suivit… Mais le mutant ne s’attendait pas à la voir tourner les talons aussi vite, visiblement bien plus gênée qu’il ne l’avait imaginée. Le tatoué avait aperçut la jeune femme en sortant de l’échope du fleuriste, et avait sciemment choisit de la laisser le suivre, de voir jusqu’où elle irait… Mais son agacement devant le manque de confiance qu’elle mettait en lui s’était évanoui à la seconde où June s’était enfuie en bredouillant quelques excuses, rouge comme une pivoine. Il se demanda soudain comment elle l’avait imaginé durant leur course à travers les rues de Londres. L’humaine ne savait quasiment rien de lui, ils se connaissaient depuis vingt quatre heures… Et malgré tous les pseudos preuves de son machiavélisme soigneusement rassemblées par ses ennemis, June avait accepté de lui faire confiance. Mais en marchant dans les rues, le voyant parader avec un bouquet de fleur, parler d’une femme au téléphone… Kenjiss comprit soudain très bien ce que June avait imaginé, se souvenant de tout ce que les humains avaient inventé sur lui, sur son comportement. Il suffisait d’un rien pour que la fragile confiance que sa compagne avait mise en lui s’effondre comme un château de cartes, malgré ses convictions.

C’est à cet instant précis, alors que June disparaissait dans la première rangée de tombes, que Kenjiss entendit très distinctement un rire cristallin, un rire sincèrement amusé, un brin taquin… Le tatoué se retourna en une fraction de seconde, poings serré. Rien. Il n’y avait qu’un bout de marbre brillant sous les lys colorés qu’il venait d’apporter. Le tatoué soupira. Son imagination lui jouait parfois des tours étranges, à des moments peu opportuns il le savait… Mais de là à entendre son ancienne compagne rire aux éclats dans son dos… Le tatoué plissa les yeux. Sonia l’avait perturbé à leur première rencontre. Il l’avait méprisé, persuadé qu’elle se foutait de lui en ricanant en permanence. Puis il avait peu à peu compris que c’était sa manière d’être et qu’elle riait franchement, sans la moindre animosité…

Mais il lui avait juré de ne pas s’acharner à glorifier son souvenir.

Kenjiss jeta un dernier regard à la tombe, tenta un sourire qu’il savait ne jamais pouvoir réussir à former en face de ce rappel permanent de sa perte et tourna les talons, foulant l’herbe à grandes enjambées. Le passsé était un souvenir. Et les souvenirs n’influaient pas sur le présent… Trois secondes plus tard, la tombe retombait dans l’anonymat qu’elle connaissait si bien, comme si personne n’était jamais venu. Il n’y avait que les lys qui brillaient à sa surface, et qui n’auraient pas le temps de pourrir avant qu’une main sortie de l’ombre ne les retire soigneusement.

Pourquoi t’enfuir ? Je n’ai rien à cacher, il suffisait de demander à m’accompagner…

Un mur n’était qu’un obstacle physique et comme chacun le savait, les lois de la physique ignoraient superbement les quatre vingt dix kilos de Kenjiss, qui avait enjambé (hé oui) les quatre mètres de pierre pour basculer dans la rue, un instant avant que June ne déboule sur le trottoir. Kenjiss avait eut le temps de se demander quelle présentation était la plus engageante avant de se décider à rester simplement debout en pleine rue, lançant sa phrase d’une voix qu’il espérait au moins rassurante, à défaut d’être enthousiaste. Il plongea dans les yeux vairons, un fin sourire aux lèvres.

Tu aurais dû rester au lit, je t’aurais ramené des croissants…

Oui, Kenjiss aimait autant les clichés que l’humour facile, espérant dérider la jeune femme… S’il n’admettait aucune réflexion sur la mort de Sonia, il n’était que rarement abattu le jour de l’anniversaire de sa mort… D’ailleurs, sa sulfureuse compagne l’aurait giflé à toute volée s’il se mettait à déprimer pour elle une fois par an. Sonia était bien du genre à revenir des enfers pour lui en coller une…

Hurler. Elle avait envie de hurler contre sa propre bêtise, son comportement. Mais elle se retint. Peut-être par respect pour le lieu sacré et toutes ces personnes qui y reposaient désormais pour l’éternité. Peut-être aussi parce qu’elle ne souhaita pas déranger Kenjiss davantage. Jamais, elle n’aurait du le suivre. Cette partie de sa vie privée ne la concernait pas.

Pourtant, June s’interrogea. Qui était cette femme ? Elle semblait rester importante aux yeux du tatoué, même par-delà la mort. Pour autant qu’elle s’en souvienne, même parmi les rumeurs les plus folles au sujet du mutant, jamais une seule ne l’avait annoncé marié. Et June, ne le voyait pas vraiment passer la bague au doigt d’une femme. Ca n’était pas vraiment son genre, elle en était certaine. Malgré l’attachement sincère qu’il semblait lui porter, elle comprenait qu’il avait d’autres préoccupations.

La jeune femme frisa la crise cardiaque lorsque la voix de son compagnon retentit dans son dos. Elle avait beau savoir qu’il pouvait surgir comme un diable, sans prévenir, elle n’avait pas encore l’habitude. L’humaine se figea et son regard accrocha celui du mutant lorsqu’il croisa le sien. Malgré sa honte, elle ne cilla pas devant le mutant. En partie, peut-être parce qu’il semblait faire un effort pour ne pas se montrer vexé.

"Non… ça ne me regardait pas. J’ai juste…imaginé des choses qui n’avaient pas lieu d’être… Je suis désolée, je n’aurais pas du..."

En clair, elle avait foiré. Cela ne lui ressemblait pas. Et elle s’en voulait. Néanmoins, la curiosité la démangeait. Après tout, June était une femme. Et bien souvent, en tant que digne représentante de la gente féminine, elle avait tendance à vouloir être sûre qu'il n'y avait pas de concurrence. Même si dans le cas présent, c'était parfaitement stupide. Elle n'avait à priori rien à craindre d'une défunte. Sa question franchit ses lèvres presque malgré elle.

"Cette femme… elle comptait visiblement beaucoup pour toi… Que lui est-il arrivé ?"

Mais elle le regretta très vite, redoutant déjà la réponse. La vie du tatoué n’était pas de tout repos. Et partager son quotidien offrait mille et une occasions de mourir. La jeune femme en était parfaitement consciente. D’ailleurs, elle n’insisterait pas si son compagnon ne désirait pas lui fournir davantage d’explications. Elle en avait déjà accumulé assez comme ça. Son sourire la réconforta et la jeune femme se détendit. Des croissants ? June en raffolait.

"Peut-être bien, oui" admit-elle en retrouvant un léger sourire.

D’autant qu’en jetant un œil à sa montre, elle constata qu’elle était dorénavant en retard pour se rendre au travail. Super. Pour conserver un semblant de routine, on pouvait repasser ! Heureusement, tant Miranda qu’Helen n’étaient pas des tyrans du travail. Avec une explication plausible (et pas du genre ‘oh je suis en retard parce que j’ai passé la nuit avec le directeur de la confrérie dans mon lit’) June s’en sortirait sans trop de problèmes

"Je ne sais pas toi, mais pour moi, ça peut s’arranger. En fait… je suis crevée, elle se rendait compte qu’avec tous les évènements, malgré son sommeil de plomb, sa nuit n’avait pas été très reposante, je dois passer récupérer mon pass chez Léa. Et à partir de maintenant… je ne serai jamais à l’heure au bureau…"

Elle se garda bien de préciser qu’elle aurait pu encore y être si elle n’avait pas suivi son compagnon jusqu’ici. Et même s’il lui restait une possibilité pour arriver à temps, elle se voyait très mal arriver sur le toit de la Lib’Corp dans les bras de Kenjiss…

Bingo. June avait bel et bien imaginé le retrouver en amant volage dans les bras sensuels d’une londonienne quelconque… Kenjiss aurait volontiers répliqué qu’il ne se serait pas acharné à passer une nuit très chaste avec elle, qu’il était un peu plus doué que ça en départ discret et que par dessus le marché, il n’avait pas la moindre intention de se priver de deux heures de sommeil pour rejoindre une autre femme, quelque soit le mannequin de rêve qui l’attende au bout d’un chemin glacial et semé d’embûches pour un tatoué ensommeillé… Mais la curiosité de June reprit le dessus et le mutant perdit son sourire engageant

Que lui était il arrivé…

Les personnes au courant de l’existence de Sonia se comptaient sur les doigts de la main. Ceux au courant des circonstances exactes de sa mort étaient encore moins nombreux .Kenjiss ne parlait jamais de ce moment là. Il y repensait suffisamment… Etant donné les évènements qu’avait vécu Kenjiss, on pouvait s’imaginer que le tatoué et le volcan avaient survécu à des dizaines de vagues de soldats dans un affrontement dantesque, abattants des centaines d’adversaires avant de succomber sous le nombre, Sonia se jetant sur ses ennemis pour sauver son compagnon dans un dernier geste héroïque avec un « ne m’oublie pas » flamboyant pour parachever l’apothéose… Qu’il lui tienne la main jusqu’à ce qu’elle rende son dernier souffle, souriant en fixant ses joues striées de larmes.

Je…

Rien n’était moins faux. Sonia était morte bêtement. Kenjiss se mordit la lèvre, perdant son regard derrière June. Ils avaient été stupides et en avaient payé le prix. S’il était encore vivant, c’était par pur hasard… Le tatoué se força à sourire .

Elle m’a sauvé la vie.

Mensonge. Utopie. Rêve déçu… Kenjiss se targuait d’être bon menteur face à une foule crédule, mais il se sentit particulièrement pitoyable d’inventer ça face à June, sans même savoir si elle allait le croire. Peu importait… Il revoyait encore la porte, le visage de sa compagne hilare, sûre d’elle même, au moins autant que lui. Et puis la réalité qui était revenu le frapper au cœur, le doigt froid de la mort s’abattre sur elle, le frôler de si près qu’il ressentait encore parfois ce souffle glacial… Et Sonia s’abattant sur le sol, un trou entre les deux yeux, fauchée d’une seule balle, sans d’autre bruit que le son écœurant de la chair flasque s’affalant dans la chambre déserte. Tuée sur le coup, sans le moindre héroïsme, sans la moindre décence… Puis sa fuite désespérée, l’abandon du cadavre dans un moment de pure terreur… La tombe sur laquelle il se recueillait était vide. Le corps de sa compagne était sans doute incinéré depuis longtemps, à moins qu’ils ne l’analysent encore… Kenjiss se força à tenter un nouveau sourire. Il ne se le pardonnerait jamais.

C’est vieux à présent. Elle s’est sacrifiée pour moi.

Tu parle. Un scénariste hollywoodien aurait trouvé une meilleure idée que cette phrase pathétique, cent fois déclinées dans toutes ses formes possibles. Sonia avait été abattue par un tireur embusqué, cinq secondes avant que les forces spéciales ne débarquent pour lui faire la peau. En guise de mort héroïque, elle s’était écroulée sur le sol crasseux d’un motel bon marché, à côté de son compagnon qui se réjouissant autant qu’elle de se savoir en sécurité quelques secondes auparavant. Stupidement réjoui. Rien d’étonnant à ce qu’une dépression particulièrement longue ait suivi…

J’ai encore une dizaine d’heures…

Le son de sa propre voix le ramena doucement à la réalité, l’extirpant tout doucement d’un mauvais rêve. Son instinct le forçait à faire face, à enterrer de nouveau ses souvenirs au plus profond de lui même. Kenjiss allait de l’avant, quoiqu’il arrive. Il n’avait pas le temps de s’apitoyer sur lui même, encore moins maintenant !

J’ai une chirurgienne éminemment reconnue pour ses qualités prête à t’envoyer un certificat d’inaptitude au travail sur l’heure, si vraiment tu ne veux pas partir bosser. Indique moi simplement la durée de tes congés, je te garantis un sommeil illimité à l’avenir…

Bien évidemment, June ne quitterait jamais son travail. Kenjiss savait parfaitement quels genre d’activistes travaillaient à la Lib’corp, et s’ils n’étaient pas aussi fanatique que certains confrères, il était hors de question pour eux de se faire porter pâle pour rester au lit ! June avait simplement… Autre chose à faire pour l’instant.

Où est la boulangerie la plus proche ?

Pourquoi ce brusque oubli du cimetière qui occupait tout de même la moitié de leur champs de vision ? Tout d’abord, Kenjiss était affamé. Mais ensuite, et c’était amplement plus important, il n’avait pas l’intention d’épiloguer sur cette affaire. Kenjiss était un homme d’action, et pour lui toutes les explications nécessaires avaient étés fournies… Et ce n’était certainement pas la présence de June qui allait le transformer en moulin à parole du jour au lendemain. La situation était claire, il n’aimait pas revenir dessus et à moins d’une nouvelle flopée de question fort indiscrète, Kenjiss entendait bien calmer son estomac à coup de viennoiseries aussi rapidement que possible. Pour écraser la douleur insidieuse qui serpentait au creux de son estomac, remontant le long de son torse pour s’enrouler vicieusement autour de son cœur… Il n’était jamais réellement parvenu à passer à se pardonner d’avoir tué Sonia. Sans doute était ce pour cela qu’il n’entendait pas en parler, alors qu’il était prêt à raconter en long en large et en travers ses exploits de drogué et autre meurtres, avec autant de gêne que Twikjeya annonçant à un patient dans quel sens elle allait le découper .

Sa question le gênait, visiblement. Et l’atmosphère était déjà suffisamment tendue. June s’apprêtait à lui signaler d’un geste calme de la main que finalement ça n’avait pas d’importance. Que ce n’était pas ses ‘oignons’, comme on dit. Mais son compagnon lui répondit, à sa grande surprise. Du moins, il tenta car les mots ne sortirent pas aussi facilement de sa bouche qu’il l’aurait voulu.

Droite face au mutant, June n’avait pas bougé. Son regard attentif scrutait son compagnon, en quête de réponse. Si ses yeux vairons avaient le don de mettre mal à l’aise la plupart du temps, il n’en était pas moins vrai qu’ils inspiraient bien souvent aussi la confiance. Davantage encore pour un certain tatoué qui s’y était perdu depuis la veille. Mais la jeune femme savait que dans certains cas, cela ne suffisait pas. Des cas où, comme à l’instant, la souffrance demeurait encore trop dense pour permettre au cœur de se soulager. Il lui avait répondu. Sa réponse d’ailleurs l’étonna. Puis, elle se rappela que cette femme était probablement mutante… Elle compris mieux. Car aujourd’hui, dans leur situation -et le déplorait- il était fort probable que Kenjiss aurait plus de chance de lui sauver la vie. Déjà rien qu’avec ses Confrères, lorsqu’ils apprendraient les fréquentations, disons pour le moins étranges, de leur boss. Même si la jeune femme n’hésiterait probablement pas à se prendre une balle pour lui… Oui. On tenait aux gens ou bien on n’y tenait pas.

Loin de se douter de ce qu’éprouvait Kenjiss à lui enjoliver ainsi la réalité, elle ignora si c’était là la vérité ou non. Mais l’humaine n’insista pas. Elle n’en avait pas le droit. Kenjiss souffrait. Et en son âme et conscience, elle s’interdisait d’en rajouter, malgré sa curiosité maladive. Inconsciemment, sa souffrance s’incrustait au plus profond de ses fibres humaines et elle ne le supportait pas. June détestait voir ses proches souffrir. Elle avait déjà les crises d’une certaine mutante à gérer… Si elle pouvait épargner son compagnon, elle le ferait avec plaisir ! Elle tenta de sourire.

"Dans ce cas… je crois que je devrai la remercier"

Si comme il le décrivait, elle ne s’était pas interposée entre lui et la mort, le mutant ne serait probablement plus là aujourd’hui. Encore moins devant elle et ils ne se seraient jamais rencontrés dans une pharmacie la veille. Certes, ils auraient tout deux évité une sacrée avalanche de problèmes par la même occasion. Mais elle était encore loin cette avalanche, non ?

"On peut en faire des choses en dix heures, murmura l’humaine tandis que son sentiment de honte s’éloignait aussi petit à petit. Ce ne sera pas nécessaire pour le certificat. Et puis, si on découvre le lien avec toi, ça paraîtra tout de suite bizarre. Non… mes supérieures sont compréhensives. Je leur inventerai quelque chose. Après tout, je n’en suis plus à un mensonge près dans cette histoire !"

Son sourire se fit plus sûr. Car, comme le pensait Kenjiss et à juste titre, il n’était pas question que la jeune femme abandonne son travail. Son boulot, c’était en quelque sorte sa vie. Elle se battait depuis des années pour faire entendre les droits des mutants, et tant que son sang palpiterait dans ses veines, elle ne s’arrêterait pas. Jamais. Et si cette chirurgienne était prête à lui rendre ce service sur l’injonction de Kenjiss, June ignorait encore à quel point cette jeune femme s’avérerait étrange lorsqu’elles se rencontreraient. Encore moins qu’elle lui fournirait une douche gratuite d’ici quelques mois…

La dernière question du mutant lui dessina un sourire à la fois ravi et incertain sur le visage

"Je ne sais pas, je ne viens pas souvent par ici à vrai dire mais il me semble qu’on en a dépassé une tout à l’heure. Par contre, il vaut peut-être mieux que j’aille les chercher moi-même. Londres commence à se réveiller. Ne prenons pas le risque de nous faire remarquer davantage"

Certes, les jeunes gens n’avaient croisé dans le cimetière qu’un vieux chat et deux ou trois corneilles se chamaillant la carcasse d’une souris, mais l’humaine ne voulait pas tenter le diable et déclencher une émeute dans le quartier. Elle souffla à son compagnon de l’attendre au coin de la rue. L'humaine avait repéré une petite ruelle – encore ! ils finiraient par connaître tous les recoins de Londres à ce rythme-là- où le mutant ne risquerait pas de voir fondre sur lui une foule d’hystériques. Il pourrait patienter, l'esprit tranquille et peut-être aviser la suite de la journée. Et avant que celui-ci n'ait eu le temps de protester, la jeune femme partit en quête d’un trésor dûment convoité par l’estomac de son tatoué...

Une montagne de pâtisseries, toutes plus alléchantes les unes que les autres se dressait à présent devant la petite humaine. Tandis qu’elle tentait de se décider sur le contenu de leur petit-déjeuner, June écoutait d’une oreille distraite les conversations des clientes. Rien de très intéressant. L’une parlait recette de cuisine, l’autre de son mari volage. Un sourire se dessina sur son visage. Dans son univers, les recettes se transformaient bien souvent en course contre la montre et sauvetages douteux. Quant au mari volage… en cible à abattre. Non, vraiment, la jeune femme n’était pas normale. Mais sa vie lui plaisait comme ça. Et pour rien au monde, elle ne changerait.

Les évènements qui s’étaient enchainés depuis la veille défilèrent devant ses yeux, invisibles aux personnes qui l’entouraient. Malgré l’étrangeté de la situation, la jeune femme n’était pas effrayée outre mesure. Peut-être aurait-elle du. Mais pour quelqu’un qui côtoyait le danger dès le petit matin depuis tant d’années, June avait parfois tendance à ne plus en tenir compte. Arguant le fait que si elle devait se retourner à chaque craquement de brindilles, elle ne dormirait plus jamais. Et puis… le naturel ne restait-il pas la meilleure des couvertures ?

Le cimetière, Sonia et le semi mensonge de Kenjiss étaient déjà loin à présent, son attention toute focalisée sur une montagne de croissants dans un panier d’osier. Le mieux à faire en cas de choix multiples était encore de rester simple. Tout le monde aimait les croissants. La jeune femme passa commande – en priant pour qu’une dizaine de croissants soit suffisant pour eux deux. Parce que… une interrogation soudaine mais pour le moins importante… ça mange beaucoup un tatoué ? Elle se rendit compte qu’elle n’en avait absolument aucune idée ! Heureusement, June pouvait difficilement avaler plus de trois ou quatre pâtisseries sans les sentir après danser dans son estomac. Elle laisserait volontiers toutes les autres à son compagnon. Partant du principe que le mutant était un homme, il avait forcément plus gros appétit qu’elle.

Un compagnon qu’elle retrouva sagement adossé contre un mur dans la ruelle où elle l’avait abandonnée quelques minutes auparavant. Celui-ci l’attendait, remuant sans cesse les mêmes questions et doutes dans son esprit. Mais cela, elle l’ignorait. Elle-même ayant remis ses propres interrogations au placard. Elle vivrait les prochains jours comme ils viendraient… Un peu comme la jeune femme l’avait toujours fait jusque maintenant. De toute façon, ils n’avaient pas d’autres choix. Ils devraient tous les deux assumer et rester discrets le plus longtemps possible…

Elle lui sourit et s’approcha de lui jusqu’à plonger doucement dans ses bras avant de lui déposer un baiser fugace.

"Bonjour grand tatoué" s’entendit-elle lui répondre de son rire franc.

Ou comment recommencer une belle journée en oubliant les faux-pas matinaux. La jeune femme glissa ses doigts dans sa main et l’entraina sans plus tarder dans le dédale londonien. Leur journée, sauf embûches supplémentaires, s’annonçait passionnante…