Assise à la place du conducteur, les yeux rivés sur la route, Maria s’essuya le visage avec un pan de sa robe en prenant garde de ne pas entrer en contact avec ses propres doigts.
Ah, sa robe ! … Sa belle robe, cousue main, achetée à prix d’or chez un couturier moscovite, en était réduite à servir de vulgaire torchon, quel gâchis !
Les traces gluantes du sang vert et malodorant de Timothée ne partiraient jamais au lavage.
Pour éviter de fondre en larme et de sombrer dans une déprime abyssale, elle évitait soigneusement de songer à ses gants… Ces deux pièces raffinées de haute-couture valaient l’équivalent de trois mois du salaire minable qu'on lui versait pour ses services. Et Maria les avait bêtement perdus au Pink Flamingo, probablement quand le géant vert la maintenait à bout de bras par la cuisse.

Une nouvelle voiture de flic les croisa, la sirène hurlante. Maria la suivit du regard dans le rétroviseur. Elle devinait la suite du programme : les flics connaissaient Timothée, ils avaient déjà eu affaire à lui une première fois. Ayant retenus la leçon, sans doute s’étaient-ils déjà armés en circonstance : avec des seringues hypodermiques remplies de somnifères pour chasse à l’éléphant. La première fois, ils avaient réussi à le maîtriser au bout d’une heure et avait eu la bonne idée de l’amener jusqu’à la Confrérie Moderne... Les monstres avec les monstres, n’est-ce pas ?
Cette récidive les pousserait certainement à changer de tactique. Au mieux, ils essaieraient de tenter leur chance en confiant Timothée au Nouvel Institut. Au pire, c’étaient les cellules du BCGDCA qui attendaient le pauvre mutant.

Dans le reflet du rétroviseur, blotti au fond du siège arrière, Luc dormait comme un bébé shooté au Valium.
Qu’allait-elle bien pouvoir faire de ce mec ?
Devait-elle l’amener jusqu’à la Confrérie Moderne ?
Ou bien le balancer dans les eaux du fleuve Fraser ?
Avec toute cette croûte rocheuse sur le corps, il devait nager comme un fer à repasser !

Maria prit, par défaut, la direction de la Confrérie… De toute façon, sur le chemin, elle devait passer par-dessus l’embouchure du fleuve. Elle devait prendre sa décision d’ici là… Pour se faire, elle entama un débriefing complet de la journée, comptant les bons et les mauvais points de Luc.
Bons points : un potentiel énorme, un pouvoir intéressant, du sang froid, du courage, de l’esprit d’initiative, le tout saupoudré d’un soupçon de naïveté qui pourrait s’avérer utile au moment de l’embauche.
Il avait toutes les capacités pour devenir un confrère redoutable : il amènerait une bonne force de frappe à l’équipe… Si seulement il n’y avait pas ce mauvais point.
Car, oui, Luc Treanez avait un défaut absolument rebutant ! Un défaut énorme, gigantissime ! Un défaut qui lui faisait vraiment mériter de finir les yeux mangés par les poissons du Fraser : en vérité, Luc Treanez portait la poisse !
D’abord la voiture… Ensuite Timothée… Sa robe… Ses gants… Maria avait l’impression d’avoir vécu l’équivalent de sept ans de malheur en l’espace de quelques heures !
Luc était une bête noire, un oiseau de mauvais augure. Peut-être même était-ce là son véritable pouvoir de mutant ! Peut-être était-il envoyé secrètement par Lemington pour pourrir la paisible vie régnant sur la Confrérie ?
Le regard de Maria se fit plus méchant dans le rétroviseur, ses sourcils se froncèrent.
Oui… Cela pouvait être cela ! Samarah, sale ordure !
La voiture passait sur le pont du fleuve Fraser, sa décision était prise : elle emmènerait le porte-poisse jusqu’à la Confrérie Moderne et, là-bas, elle trouverait un moyen de le faire avouer sans qu'il ne se doute de rien ! Après seulement, elle le tuerait !
Remontée comme une pendule, elle appuya sur l’accélérateur.