Kopka cracha par terre, en signe de dépit.

"Allons le ruskov, tu as tort de le prendre comme ça, c'est une proposition honnête que nous te faisons là..." louvoya le premier maton. Le deuxieme renchérit:
"Tous les gardes ont déja pris les paris, on a tous mis cent billets! T'as juste a sortir, faire ton show dans la cour derrière le mirrador, et hop. Non seulement tu touches une partie du magot, mais en échange, toi et ton frère, on vous traitra bien.
-Et tu devrais y réfléchir, parce que vous deux vous allez rester moisir ici pendant un moment. Tu rentres dans la combine, et nous, on t'arrange ton quotidien..."
L'autre poursuit:
"Alors, Kopka, soit raisonnable, parce que t'as peut-être une carapace mais ton frère Casimir, lui, il va avoir besoin de confort s'il veut pas se faire manger tout cru a Mazbrowya. Penses-y. Des cigarettes, de la vodka, russe si tu veux, de la viande au repas du dimanche, et un accès protégé aux douches..."

Kopka fit une grimace haineuse. Casimir, allongé sur sa couchette, jeta avec ironie, dans un polonais extrèmement approximatif:
"Parce qu'il a la tête du mec qui a besoin de protection?"

Les deux gardiens se regardèrent avec agacement:
"Tu fais le malin salopard de ruskov, mais ton frère sera pas toujours là pour te protéger! C'est une offre royale qu'on vous fais là, et vous crachez dessus! Pensez aussi qu'on peut vous rendre la vie impossible! Plus de chauffage, plus de draps, douches a l'eau glacée et des restes racis a tous les repas!"
Kopka, les bras croisés autour des barreaux, la tête balante, fit un sourire. Du froid, de l'inconfort, de la bouffe moisie, pour lui ce n'était pas des menaces, c'était un retour en enfance.

Le garde insista, avec un regard plein de méchanceté et un sourire narquois:
"Alors réfléchis bien Kopka, parce que t'as le choix d'être gagnant ou perdant. Tu roules avec nous, et tu gagnes. Tu nous craches au visage et tu perds. Et peut-être que tu t'en fous d'etre tabassé, mais ton frérot lui, il a pas la peau en écaille..."
Les deux gardes partirent, l'un d'eux jeta avec satisfaction:
"On se revoit vite..."

Kopka s'éloigna des barreaux et souffla avec ennui. Il passa ses mains crasseuses sur son crane et sur son visage. Il faisait un froid a tuer dans cette prison, mais Kopka était torse nu. De toute façon aucune chemise de détenu n'était a sa taille. Il alla s'assoir sur la couchette a coté de son frère. Celui-ci lui parla, dans un russe chuchoté:
"Qu'est ce qu'il veulent, mon frère?"
Kopka ne répondit pas.
"Allons Kostantin, qu'est ce qu'ils veulent ces polutziks!"
Il grogna, Kopka parlait peu. Il regarda son frère avec sévérité.
"Tout ça est de ta faute Casimir, nous sommes là dedans parce que tu es trop bête pour grandir un peu et que je dois toujours toi, et tous nos frères, vous tirer de tous les coups minables dans lesquels vous vous fourrez!
-Je sais Kostantin, tu sais bien que je suis désolé. Mais t'es le plus fort, tu nous protège, c'est pour ça qu'on te demande de l'aide...
-Et bah arretez maintenant! Vous voulez de la protection, achetez-vous un flingue! Tes enfantillages vous nous coûter cher, Casimir!"

Casimir, pourtant l'ainé, mis sa tete dans ses mains, il culpabilisait comme jamais.
Kopka soupira:

"Les geôliers font des paris sur des combats d'animaux. Ils veulent que je combatte des chiens. Un homme "tortue" contre des chiens, ça les fait marrer ces salopards...
Je vais être obligé d'accepter. Sinon toute la prison va se mettre sur toi, frangin. C'est pas comme si tu le méritais, mais si je laisse faire, maman ne me le pardonnera jamais... idiot."

* Une mission d’infiltration ? *

Doris avait été très étonné de la première tâche que la Confrérie Moderne lui avait délégué. Pénétrer l’une des prisons les plus mal entretenues de la Pologne avait un je-ne-sais-quoi de rebutant, un goût de n’y-reviens-pas. Et pourtant il devait faire profil bas, il n’était qu’un sous-fifre, un exécutant.
Ce qui le dérangeait le plus n’était pas d’enfreindre la loi. Non, le problème était qu’on puisse le reconnaitre. Si c’était le cas, le scandinave aurait aussi bien pu prendre sa réputation et l’étrangler jusqu’à ce que mort s’ensuive, l’effet aurait été le même.

* Une mission d’infiltration ? *

Bien sûr, son pouvoir était idéal pour s’infiltrer dans un lieu interdit d’accès et en ressortir. Le tout était de camoufler son identité.
Pour cela, Doris avait bien préparé son voyage. Tout d’abord il était arrivé aux abords de la prison incognito. Était-il vraiment nécessaire d’alerter toute la presse mondiale qu’il s’apprêtait à violer les règles polonaises, lui, le grand défendeur de l’égalité, de la nature et de la tolérance ? Sans doute pas.
Ensuite il avait rassemblé des renseignements concernant le contexte : état des lieux, système de sécurité en vigueur, plan holographique, position de la cellule du condamné, météo. Moins il y aurait d’inconnues pénibles, mieux ce serait. Petit bémol pour la météo, la seule information sûre qu’il obtint fut qu’il ferait froid. En Pologne, en plein mois de février, comme c’était surprenant.
Enfin il emprunta du matériel à ses commanditaires : de quoi se nourrir quelques jours, une montre multifonctions – capable d’afficher des plans en trois dimensions, de brouiller les caméras de surveillance archaïques mais aussi d’indiquer l’heure et le jour exacts –, un pistolet à seringues hypodermiques et une tenue de camouflage à la fois seyante, efficace et chaude vis-à-vis de la température extérieure, moins cinq degrés Celsius à une heure du matin.

* Une mission d’infiltration ? *

Ébahit mais très concentré, Doris s’introduisit dans la prison en cachant son sac d’affaires – contenant pèle-mêle des comprimés pouvant rendre l’eau potable, des tenues pour les taulards à faire sortir, une brosse à dents et son dentifrice, un peigne et d’autres bricoles fort utiles – sous un arbre du bois bordant le temple de l’ordre et de la discipline. Il lui vint à l’esprit que la forêt autour de la prison avait un petit côté cliché mais il décida de ne pas trop s’attarder sur les détails.
Rentrer se fit finalement sans heurt, il suffisait de perturber les caméras en utilisant la montre, d’éviter les vigiles et de passer les grilles en créant des portails, pas moins de quinze mètres carrés pour l’aller. Une chance que, dans les vieilles geôles, toute zone soit facilement observable de l’extérieur. En effet, c’est pratique en cas d’émeute.

A proximité de la cible, Doris ralentit le pas. L’air était calme, le couloir éclairé artificiellement par une guirlande dont une ampoule stroboscopique. L’ambiance était paisible, malgré quelques ronflements de détenu. Une heure cinquante du matin, la ronde de deux heures n’allait pas tarder.
Le suédois jeta un œil dans la cellule et vit que les deux frères dormaient, ou du moins semblaient dormir.

- Messieurs Chenkov ? demanda discrètement Doris. Vous m’entendez ? Vous parlez anglais ?

Entendant quelques grognements et une réponse qui semblait vaguement positive, le suédois retira ses gants et approcha sa paume à plat près des barreaux. L’air vacilla brièvement puis deux disques noirs apparurent, l’un de chaque côté de la barrière qu’il franchit aisément. Derrière lui les disques se refermèrent sans qu’il leur accorde un regard.
Il était rare que quelqu'un veuille à tout prix se faire enfermer de la sorte.

- Enchanté de faire votre connaissance, dit Doris aux deux détenus en leur tendant une main nue pour les saluer, après avoir retiré sa cagoule. L’un deux était particulièrement difforme, recouvert d’écailles verdâtres.

* L’homme-tortue, c’est donc lui. Quel physique ingrat, quand même, en voilà un qui a dû affronter le monde, au sens propre du terme. Pas étonnant que la Confrérie s’intéresse à lui, ses traumatismes doivent l’avoir doté d’une haine sans borne envers les humains. Encore que, il est russe, peut-être ne sait-il pas ce qu’est la mutation ? *

- J’ai été envoyé ici pour vous sortir de là et vous faire éviter la peine de mort. Kostantin, dit-il en se tournant vers l’homme-carapace, votre mutation intéresse mes employeurs. Vous pouvez quand même décider de me suivre ou de rester ici, c’est à vous de voir. Tout en parlant, Doris usait d’un ton et d’une posture légèrement autoritaires pour susciter une certaine obéissance de la part de ses interlocuteurs, tout en lui respirait le patron guidant ses employés. S’ils étaient habitués à un régime martial et à suivre des ordres, sans doute seraient-ils plus enclins à le suivre s’il se présentait comme un meneur. En cas de mouvement menaçant, il était prêt à user de son pouvoir pour s’enfuir. Si vous prenez le parti de me suivre, il faut partir par là d’où je suis venu, ma capacité de mutant ne se déclenche que si je vois les lieux. Il consulta sa montre. On a environ vingt minutes d’attente, la ronde de nuit va bientôt circuler donc vous allez devoir me cacher pendant ce temps. Des questions ?

La situation avait imperceptiblement changé dans l’esprit du scandinave. Une mission d’infiltration, pourquoi pas, il avait le pouvoir et le physique qu’il fallait. Cependant, les deux morceaux russes qui se présentaient à lui avaient une silhouette beaucoup moins fluette. Les trous pouvaient depuis quelques temps apparaitre dans les lieux déjà visités et non strictement à vue mais Doris gardait cette information secrète, un atout de valeur quand toutes les facettes de son pouvoir étaient diffusées sur la toile.
Il était hors de question de dévoiler cette capacité maintenant donc les soldats passeraient par la porte d’entrée ou ne passeraient pas.

C'était un beau rêve que Kopka était en train de faire, enfin a l'échelle d'un pauvre bougre russe. Il révait qu'il dinait a la table d'un colonel. Il y avait du borsh, des coquillages au vin, de la brioche et une énorme pièce de viande, sauce rouge. Et il buvait la vodka a même le nombril d'une magnifique sibérienne aux cheveux blonds acier.
Et puis une voix en demi teinte, des bruits de pas, le tintement métallique des barreaux et le crissement d'un souffle d'air, et surtout un coup de pied de Casimir, le tirèrent de son rêve. Kopka se redressa de sa couchette en regardant Casimir, et celui-ci fit un signe de la tête pour indiquer, a l'entrée de la cellule, qu'un visiteur était en train de parler.
Il parlait Anglais, et demanda si on le comprenait. Kopka grogna dans le doute.

Le visiteur connaissait son nom. Casimir demanda en chuchotant qu'est ce que cet homme voulait, il ne parlait pas un mot d'anglais. Kopka lui comprenait en gros, en tout cas il compris parfaitement que cet inconnu faisait des trous dans les murs et proposait de le faire sortir. Le reste c'était du détail. L'inconnu parlait sur un ton assuré, limite directif, ce qui, avec la compréhension approximative de l'anglais, donnait un rendu assez désagréable. Enfin, quand on fait partie de l'armée russe, on est de toute façon pas habitué aux échanges chaleureux et fraternels.

Le visiteur avait, semble-t-il posé une question a Kopka, et attendait de fait une réponse. La prochaine ronde n'allait pas tarder. Kopka prit une longue minute de réflexion pour rassembler dans son esprit, encore embrumé par le sommeil, ses quelques mots d'anglais:

"Si vous pouvez vraiment nous faire sortir, alors j'accepte de vous suivre. Ce n'est pas la pire proposition qu'on m'ai fait cette semaine..."

Peu importe ce que cet étrange faiseur de portail proposait, c'était obligatoirement mieux que de rester en cabane. Il serait toujours temps de se pencher sur les détails du projet une fois dehors. Et au pire, si tout cela s'avérait trop compliqué, une fois libre Kopka n'aurait qu'a mettre notre ami passe-muraille au tapis et a se faire la malle avec son imbécile de frérot. C'était en tout point une meilleure option que de finir l'hiver a Mazbrowya.

* Quel accent ! * songea Doris.

Il lui semblait alors évidentes deux choses : la première était que Casimir ne comprenait rien à l’anglais, et donc qu’il aurait besoin d’un interprète pour le reste de leur voyage, la deuxième que Kopka avait l’air de celui qui a parfaitement compris ce qu’il se passait, du moins relativement à une personne sortant tout juste de son sommeil.
Soit, il faudrait s’en contenter.

Doris sourit franchement, de ce sourire qui signifie « vous avez mon entière confiance pour les prochains mètres que nous allons parcourir ensemble », puis ajouta, en parlant plus lentement mais aussi plus doucement, pour bien se faire comprendre :

- Messieurs Chenkov – le scandinave n’oubliait pas le frère non-mutant et s’adressait aux deux russes – la ronde de nuit va passer dans quinze minutes, normalement. Je serai caché sous le lit, nous partirons cinq minutes après son passage.

Grâce à sa combinaison, l’espace situé entre le lit et le sol devrait être suffisamment sombre pour le camoufler totalement, c’est pour cela qu’il remit sa cagoule et, non sans agilité, s’allongea sous le lit de Casimir. Mi-recroquevillé, mi-allongé, Doris adopta une position plutôt inconfortable mais grâce à laquelle il avait bonne vue sur la cellule.
Il fit un signe universellement accepté en direction de Kostantin, à savoir lever le pouce – qui n’avait rien à voir ici avec l’envie de faire du stop – puis cacha sa main entre ses cuisses pour qu’aucune parcelle de peau ne dépasse.

Le suédois s’auto-félicitait intérieurement que sa mission se déroulait si bien quand trois gardes se présentèrent à l’entrée. L'un d'eux ouvrit la porte mais tous ricanaient.

* Ca sent mauvais, ça. Ils ne sont pas censés se comporter de la sorte. * L’infiltré ne ressentait pas de panique mais comprit, malgré le russe approximatif des geôliers, que sa cible était clairement celle de moqueries et de traitements particulièrement dégradants.

- Alors le ruskov, tu dors pas ? T’as pensé à notre proposition ? Celui qui avait ouvert s’était rapproché de Kostantin, tandis qu’un deuxième avançait d’un air menaçant vers Casimir.

Doris évalua rapidement la situation depuis ses retranchements : deux gardes avaient pénétré la cellule, le troisième restait dans le cadre de l’entrée. Ils semblaient au mieux équipés de matraques. Le pistolet à seringues anesthésiantes sortit silencieusement de son étui et mit en joue le garde de la porte, au cas où il y aurait trop d’animation.
Pratiques, ces armes automatiques.

- T’as envie de voir ton frère se faire bouffer sous tes yeux, c’est ça ? renchérit le deuxième. Il regardait Casimir d’un œil mauvais, la cruauté gratuite se lisait sur son regard.

La retraite discrète semblait mal s’annoncer et, qui plus est, ces employés polonais étaient sur le point de violer plusieurs lignes de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme., ce qui mécontentait Doris.
Les pratiques les plus archaïques et bestiales n’avaient donc pas disparues de l’Europe ?

Il est temps de dissiper une insupportable injustice. Les gens pensent que lorsque quelqu'un prend la décision la plus brutale, c'est un imbécile sans cervelle qui n'a pas pesé le pour et le contre de la situation qui s'offrait a lui. Que c'est un gros bourrin, en substance.
Kopka analysa (pour ce que le terme "analyser" puisse lui correspondre, mais passons) la situation et celle-ci s’annonçait déplaisante. Trois gardes, qui jouent le coup de l'intimidation en pleine nuit. La cellule était petite, et notre nouvel amis le passe-muraille, même drapé dans une combinaison dans les meilleurs tons d'enduits de mur de prison, ne tarderait pas a se faire remarquer, d'une minute à l'autre. Kopka songea d'abords à jouer l'imbécile, a insulter les gardes pour attirer leur attention, à les provoquer. Mais cela n'aurait rien empêché au fait qu'ils auraient progressé à l'intérieur de la pièce, et aurait inéluctablement trouvé notre ami le faiseur de portail. Tout de même, ces gardiens se montraient bien imprudents. Hurler pour déclencher l'alarme pour profiter de la confusion. Encore pire.

Alors quoi, qu'est-ce qu'on fait dans des situations pareilles? Casimir Chenkov était terrorisé, en fait Kopka se doutait que son frère n'avait même pas compris que notre nouvel ami était là pour les sortir de prison. Il devait surement penser que c'était un homme de main de on-ne-sait-qui. Forcément, Casimir devait de l'argent à la moitié de l'Europe, ca rend paranoïaque.
Alors quoi, qu'est-ce qu'on fait dans des situations pareilles? Et bien, réparons une injustice. Dans des situations pareilles, on est bien content qu'il y ai des gens qui choisissent la méthode brutale.

Kopka tourna la tête vers son frère, en faisant un geste de la main qui signifiait "plaquer la bouche". Celui-ci, des grands yeux ronds pleins de frousse, acquiesça sans vraiment saisir la situation. Pourtant la situation était simple. Si notre nouvel ami se faisait prendre, alors celui-ci allait goûter l'hospitalité du pénitencier de Mazbrowya, et alors plus question de prendre la clef des champs. Et cette liberté promise, rien n'avait plus d'importance.

Kostantin retourna la tête en direction du gardien qui beuglait. Kopka sourit. Quel plaisir.
Il lui lança un formidable coup de genou dans ses parties masculines, et ce salopard se tordit en deux, rouge comme une tomate, incapable de hurler, prit qu'il était par la douleur insoutenable. Casimir dans le même temps avait sauté comme un lapin de son clapier, les mains toutes droites contre le deuxième garde, pour lui attraper la bouche afin qu'il ne crie pas. Mais le garde sortit une puissante matraque et Casimir goûta le sol avant que ses mains ne se referme sur le visage de sa cible.
Le garde se projeta en avant pour ordonner au troisième de sonner l'alarme, mais Kostantin le gratifia d'un bel uppercut dans les tripes, qui fit mettre un genou a terre au malandrin. Le gardien releva la tête et tenta un coup de matraque dans les cotes du mutant. Il ne sentit même pas un chatouillement. C'est avec un plaisir avoué que Kostantin jeta son épaule la première contre la mâchoire du malheureux. Et ainsi qu'une broigne d'écaille se fracassant contre la carcasse d'un poulet décortiqué, la mâchoire du salopard se brisa dans un craquement sonore et abjecte.

Il fallait s'occuper du troisième garde, ou toute cette effusion de violence fut faite en vain.

D’un timide schtik, un tranquillisant quitta les recoins sombres de la cellule pour se loger dans la cuisse du troisième garde. En s’effondrant, il fit plof. Doris avait réagit très rapidement en voyant que Kostantin optait pour la méthode violente et le troisième homme avait tout juste eu le temps de comprendre que la situation tournait en leur défaveur, avant de s’endormir mollement.
Pas de doute qu’au réveil, il serait celui qui s’en tirerait le mieux.

Le suédois sortit de sa planque et se massa la nuque : la prison était définitivement un endroit inconfortable où il ne souhaitait pas séjournait plus de quelques minutes. Il eut une pensée triste pour Yasha qui ne connut que ce type d’ambiance. Quelle folie, l’Homme était décidément bien un loup pour l’Homme.
Trois corps gisaient à leurs pieds et le grabuge mit en ébullition les condamnés alentours. Ces derniers n’avaient, aux yeux de l’infiltré, aucun intérêt et il espéra, vu le bruit, que toutes les issues n’avaient pas été déjà condamnées.

Plusieurs idées germèrent et moururent quasi-instantanément dans l’esprit de Doris.
Se déguiser en geôlier ? Ils seraient identifiés sur-le-champ, d’autant que Kopka ne rentrerait pas dans l’habit adéquat.
Quitter discrètement les lieux en rasant les murs ? Ce n’était plus d’actualité.
Laisser les russes dans le merdier et s’enfuir ? … C’était l’option la plus tentante, mais ce choix aurait été incorrect vis-à-vis de cette belle organisation qu’est la Confrérie, sans compter que son intégration en pâtirait.

Peut-être était-ce la faute au contexte et aux événements précédents, ou alors était-ce un besoin inconscient de se défouler, Doris ne voyait plus qu’une solution pour les sortir de là, une méthode alliant force et violence pour forcer le passage. La bourrine, en somme.

- Messieurs Chenkov, nous allons – il eut un petit temps de silence, histoire de trouver le mot idéal – collaborer.

Il eut un petit sourire, caché sous sa cagoule. Seuls ses yeux trahissaient l'amusement. Casimir, en revanche, semblait nerveux, mal-à-l’aise.

- Votre frère va bien aller ? s’enquit le passe-muraille auprès de Kostantin.

Après ce petit moment de flou, Doris reprit la parole.

- Collaborer, donc. La tactique que je vous propose est très simple : votre frère et vous vous occupez des mâchoires, je m’occupe des obstacles. On verra les détails plus tard, je vous offrirai à boire si vous voulez.

Jouer sur les stéréotypes pour s’attirer la sympathie des gens ? Non, ce n’était pas son genre.

- Juste, reprit-il, j’ai besoin d’une fenêtre pour nous faire partir au plus vite, elles ne sont pas indiquées sur mon plan. Une fenêtre qui donne sur la forêt, si possible, je peux nous emmener n’importe où à vue. Si vous savez où en trouver une, je vous suis, sinon on passe par derrière.

Le troisième garde s'effondra comme une jouvencelle dans un grand-huit. Un pistolet à fléchettes... Si Kopka avait su, il aurait préféré, de loin, laisser faire Doris. L'infiltré leur parla. Collaboration? Fenêtre? Visiblement son pouvoir ne marchait qu'à vue. Une fenêtre dans une taule... autant chercher un hublot sur un sous-marin. Quand soudain, en une seconde, une étincelle de génie traversa l'esprit de Chenkov.
Une fenêtre, non, mais des lucarnes, oui. Un des murs du réfectoire des prisonniers était bardé de lucarnes qui donnaient sur des barbelés, et sur l'extérieur.

Pas le temps de réfléchir, chaque seconde compte. Kopka se contenta d'un "D'accord, on fonce." et se jeta en trombe dans les couloirs de la prison.

L'agitation, et la vidéo surveillance, avait rameuté une équipe de gardes. Kopka courait comme si sa vie en dépendait (ce qui était le cas, en vérité). Les gardes s'étaient précipités à la grille d'une des portes bordant le couloir menant aux cellules. Mais à peine avaient-ils entrouvert la porte qu'ils levèrent les yeux sur une gigantesque masse de chair et d'écailles. Kopka fonça sur la porte de tout son corps, écrasant un garde dans l’entrebâillement. Le malheureux s’effondre, assommé.
Kostantin ouvre la porte avec violence. Un autre garde lui assène un coup de matraque électrique dans la nuque. Cette fois-ci ça chatouille. L'autre garde, mieux armé, sort un revolver. Le sang de Casimir ne fait qu'un tour. Comme un petit rongeur il se jette sur le bras du garde et lui arrache l'arme des mains, le mettant en joue. Kopka, soulagé de voir l'arme a feu éloignée, en profite pour frapper les deux gardes du revers du poing.
Mais déjà d'autres geôliers se présentent en tout point. Ils seront bientôt submergés par le nombre, et la course n'est pas finie. Tout du long Kopka tenta de protéger au mieux son frère et leur compagnon passe-muraille.

Une autre porte, pas verrouillée. Un autre garde, mis au tapis. Un couloir plus loin après une course endiablée et les voici en vue du réfectoire. Kopka attrape sans ménagement leur invité par le bras, le regarde avec intensité et pointe le réfectoire du doigt, dans un ensemble qui ne pouvait être compris que d'une façon:
"La liberté, c'est par là, à toi de jouer."

Plus le temps de faire dans la dentelle, il fallait agir tout de suite.

La Confrérie était une organisation puissante, disposant de nombreux contacts et soutiens partout dans le monde. Si Kostantin ne voulait pas en profiter et pensait avoir eu une meilleure idée, ça l’arrangeait sur deux points : et d’une il se sentirait supérieur, ce qui endormirait sa méfiance vis-à-vis du suédois, et de deux c’est lui qui se salirait les mains si le besoin se présentait.
De ce fait, Doris arbora son sourire confus d’excuse le plus franc et dit :

- Ah oui, vous avez raison, ils vont certainement partir à notre recherche dans les villes les plus proches.

Tout en pressant le pas, le scandinave consulta son plan de la zone.

- Pour s’éloigner de Varsovie tout en tombant sur une route c’est… Par là. Vous aimez la République de Bélarus ?

Le camp de détention étant placé au Nord-Est de Varsovie, la Biélorussie était l’endroit idéal pour la fuite : pas très lointaine, disposant d’un régime de plus en plus sévère envers les mutants, elle semblait être une destination facile.
Il suffisait de trouver un véhicule. Après deux heures du matin, dans une campagne polonaise, rien de plus facile, il suffisait d’attendre en marchant. Les deux frères discutaient généralement entre eux, dans une langue inconnue de Doris, ce qu’il regrettait un peu. Le bon côté était qu’il se tenait à leur disposition en cas de question, ce qui lui permettait de ne pas parler pour ne rien dire.
A un moment cependant il prit la parole.

- J’ai de quoi payer trois allers sans retour pour Vancouver, au Canada.

* Au moins, la météo ne les changera pas trop. *

Ce n’est qu’au bout d’une heure trente de marche qu’un véhicule croisa leur chemin : il s’agissait de l’union contre nature d’une charrette à bœufs et d’un moteur à explosion, mi-bois mi-tôle. Par contre tout sentait l’huile mal vidangée. L’avant était métallique, un capot qui contenait un moteur à essence, et l’arrière était en bois et contenait…

- Des poules. C’est un livreur de poules. Je m’occupe d’arrêter le véhicule, vous neutralisez le conducteur.

Doris marcha de manière assurée jusqu’à être sur la trajectoire de la poubelle roulante, retira un gant et tendit sa main nue face à lui, l’objectif était de créer une boucle sans fin de route afin de piéger le bolide.
Il se faisait tard, le faiseur de trous ne se rendit pas compte que sa vue se brouillait sous l’effet de la fatigue et des tensions accumulées. Il n’était pas habitué à utiliser son pouvoir dans ces conditions.
L’homme d’affaire échoua donc lamentablement, ce fut une chance pour lui que le chauffeur, étonnamment sobre pour cette région de l’Europe, eut le réflexe de l’éviter avant de s’arrêter sur le bas-côté. Il sortit furieux et proféra des insultes en polonais à l’encontre de l’obstacle qui avait croisé sa route.

- Monsieur le russe ? demanda poliment Doris en conservant tout son calme. Je vous prie d’expliquer la situation à cet homme s’il vous plait.

Quelle débauche de violence en seulement quelques heures. C’était à se demander si l’humanité toute entière n’avait pas raison de trembler de peur de la menace mutante.
Pour se redonner de la force, le suédois mangea une barre énergétique. Toutes ces activités lui donnaient faim, il lui tardait un vrai repas ainsi qu’une bonne nuit de sommeil.

"Vancouver...? Mais où c'est?" se dit Kopka, en omettant copieusement d'écouter le reste des déclamations du Passe-Muraille. Il voulait passer en Biélorussie, le pays limitrophe le plus militarisé. Kopka se contenta de ne pas tenir compte de se que le suédois disait, il serait toujours temps de tailler une bavette plus tard.
Le Passe-Muraille arrêta une voiture, il semblait plutôt abattu. Étrange personnage que e Doris Léolagus, il n'était pas un soldat, pas un combattant, tout juste un infiltré. Un émissaire curieux d'une organisation curieuse aux motivations nécessairement curieuses.

Évidement le propriétaire du camion hoquetant, transporteur de poulets, descendit de son véhicule en vociférant. Kopka resta bloqué, dépité, en constatant la relative absurdité de la situation: trois hommes viennent de s'échapper d'une prison, ils stoppent le conducteur d'un camion et le bon Doris se demande ce qu'il faut bien faire?
Maintenant qu'on a beau témoin qui vient de bien voir nos têtes et qui ne risque pas de les oublier parce qu'on lui pique son bahut, on a qu'à le laisser planté là histoire d’être bien sûr qu'il aille jeter la maréchaussée à nos trousse...
Une nouvelle preuve s'il en est, que parfois, on a pas le choix, la méthode dur y'a que ça.
Kopka, souffla, et tourna la tête vers son frère avant d'enjamber le marche-pied du poste de conduite:
"Casimir s'il te plait."
Le frérot lança un terrible coup du plat du revolver dans la nuque du conducteur. On serait passé en Ukraine le temps qu'il se réveille le nez dans la neige.

Ils roulèrent aussi vite que le permettait le vieux camion, entourés par le gloussement insupportable des poulets parqués à l’arrière. Ils avaient une chance sur dix pour que le premier véhicule qu'ils trouvent soit un vieux camion pourris, et une chance sur cent pour que celui-ci transporte des poules. Kopka serrait les dent. Il était tout serré dans le poste de conduite, trop petit pour lui.
Après une heure de conduite, Kostantin braqua le véhicule pour le mettre en travers de la route. Casimir et Doris, somnolents, sursautèrent après cette soudaine embardée. En face d'eux, de l'autre coté de la route, deux lumières aveuglantes qui arrivaient à grande vitesse puis qui ralentissent. Kopka descendit du camion. On le vit marcher jusqu'aux deux lumières, les phares d'une voiture. On entendit un gros "Boomm" et Kopka revint vers le camion en hâte:
"On a une nouvelle voiture, dépêchez."

Une voiture allemande, siège conducteur réglable et surtout, surtout, pas de poulets. Ils avaient prit du retard, Kopka, malgré la fatigue et l'engourdissement de ses muscles, conséquence d'une nuitée à tabasser à tout va, lança la voiture à toute vitesse. Il fallait passer la frontière avant que le jour ne soit trop haut et avant que les barrages soient installés.
A la faveur d'un tronçon de route tout droit, Kopka plissa les yeux pour rassembler son vocabulaire Anglais. Après avoir frotté avec peine sa nuque écailleuse et engourdie, il tenta auprès de Doris:
"Qui es-tu? Et qu'est ce que c'est Vancouver?"

Doris était particulièrement satisfait de la tournure des événements. Bon, la partie discrète de l’infiltration été un peu passée à la trappe mais l’important, selon Doris, était d’être capable de s’adapter à l’action. Plus rien ne se passait comme il l’avait prévu mais pourtant tous trois se dirigeaient vers leur destination.
Le suédois affectait un air particulièrement serein, détendu. Il souriait paisiblement, à moitié accroupi sur son siège. En dépit des volatiles, sa position lui rappelait celle qu’il adoptait souvent, quand il était jeune, et qui était la cause de la légère voute de son dos.

L’homme écailleux avait pris la liberté de ne pas aller en Biélorussie, mais en Ukraine.

* Parfait, pensa Doris, il commence à se sentir à l’aise. Qu’il en profite, ce ne sera peut-être pas le cas dans quelques jours. D’autant que les ukrainiens n’ont rien à envier aux biélorusses, côté répression de la population mutante. *

Le mutant profita de l’accalmie et du fait que Kostantin gérait la situation pour se reposer un peu, sa tête dodelinant légèrement au rythme des virages.
Soudain il entendit sa voix, après une secousse brutale :

- On a une nouvelle voiture, dépêchez.

C’est à bord d’un véhicule plus luxueux qu’ils passèrent en trombe la frontière. Il faisait encore très sombre mais aucune équipe des douanes ne tenta de les arrêter, signe que leur présence n’avait pas été détectée.

A un moment le russe fit preuve de curiosité.

- Qui es-tu ? Et qu’est-ce que c’est Vancouver ?

Doris réfléchit à la réponse qu’il pourrait donner, se rappelant bien que son interlocuteur comprenait assez mal l’anglais. Il n’avait aucun intérêt à lui mentir vu que la probabilité qu’il rejoigne son camp était très forte.

- Je suis Doris Léolagus, un homme d’affaires suédois. Je suis envoyé par la Confrérie, une organisation qui s’occupe de protéger les mutants comme vous et moi contre la répression mondiale. Elle est basée à Vancouver, au Canada. En Amérique du Nord, crut-il bon de rajouter. Il existe le même type d’organisation à Londres, l’Institut.

Vérifiant que son homologue russe assimilait les informations, il ajouta :

- Je vous préviens : votre frère est un humain sans mutation, il n’y sera pas le bienvenu. Autant le laisser en Russie.

Tout en le disant, Doris analysait les réactions de Kostantin. Allait-il abandonner son frère sur le bord de la route, ou risquerait-il de l’emmener au sein de la Confrérie ? Le suédois était très curieux de connaitre le choix qu’il ferait.

Kostantin sourit. Il rétorqua dans un anglais très correct et avec un ton parfaitement pince-sans-rire:
"Tu te trompes, Casimir détient un grand pouvoir. Il perd au poker à tous les coups."

Doris, un suédois. En effet il y avait du scandinave dans son accent. Le passe-muraille avait parlé de l'Amérique du Nord, du Canada. Tout ce que Kostantin connaissait du Canada c'était le sirop d'érable et les Montreal Gladiators, l'équipe de hockey.

Fallait-il suivre cet étrange personnage à l'autre bout du monde, pour le compte de cette organisation dont il ne connaissait rien. La "Confrérie", ça sonnait communiste. Si c'est pour avoir de la neige et appeler tout le monde "camarade", autant rester à Mourmansk. Mais Kostantin se doutait qu'il ne s'agissait pas que de ça. Autant d'interrogations difficiles se bousculaient dans la tête de Kostantin, alors que la voiture passait le panneau:

"Aéroport de Lviv, 3 Km."

Le silence s'installa. Certainement à cause de la fatigue, Kostantin plongea dans ses pensées pour trouver une réponse simple à des questions si compliquées.
Il se souvint les nuits passées à dormir à quatre dans un seul lit avec ses frères, à l'époque ou il était encore fin comme une crevette. Il se souvint Iegor Loubievitch Romanov, saleté de gosse de riche qui se moquait de lui à la sortie de la piscine. Il se souvint de cet artilleur tatare, Misha ou Mikail, peu importe, avec qui il s'était battu et avait écopé de trente jours de mitard au port de Saint-Petersbourg. Ce salopard l'avait traité de "Koko tête de bottes en croco" devant tout le réfectoire à la soupe du soir. Kostantin lui avait fait mâcher ses propres dents.
C'est peut-être de cette nuit là que vint le surnom de "Kopka". La Carapace. Il avait fini par s'y faire. Il se souvint de cette boite miteuse, en permission dans la banlieue de Moscou. La fille avait dansé pour tous les marins, sauf pour lui. Elle avait eu peur.
Et maintenant la taule en Pologne, mis en cage, traité comme un animal. Finalement dans sa maigre vie, Kostantin Karskilievitch Chenkov n'avait jamais eu que deux choix: dévisser des boulons à en mourir, perdu a Mourmansk, ou endurer la haine et le rejet du monde, n'importe où ailleurs. Même quand il sauvait ses propres frères, des douzaines de fois, c'était pour supporter la haine des autres. Uniquement respecté pour les plaques rugueuses qui parcourent son corps et qui le rendent plus dur a cuire. Même ses frères. Ces imbéciles, même ses ainés, ne grandiraient jamais. Tous des petites frappes, voués à faire perpétuellement les même petites combines, et à se faire perpétuellement plumer. Le petit dernier, Yanosh, le pauvre, s'était fait tuer par temps de bêtises. Kostantin jouait des poings, mais il ne tirerait pas éternellement ses frères de leur incommensurables idioties.

Alors cette réponse simple vint avec la légèreté du vent de la toundra. Kostantin n'avait tout simplement rien a perdre. Il n'avait rien à lui, il avait déserté. Partir ou rester, tout cela ne faisait que peu de différence. Sauf qu'ailleurs, peut-être, les lits sont meilleurs.
Alors partons, se dit Kopka.

Le jour était là, terne et brumeux. On arrivait a l'aéroport.
Kopka tourna la tête vers Doris et se contenta de dire. "D'accord."

Dans le coffre de la voiture, les bagages de l'infortuné conducteur qui devait croupir, assommé, sur une nationale polonaise. Deux tailles trop bas pour Kostantin, ce dernier enfila quand même un t-shirt, tellement serré qu'on aurait dit un juste-au-corps. Par chance la valise contenait un manteau, plus large, dont Kopka s'enveloppa.
Lviv était un petit aéroport, avec une douane très paresseuse. Et également, si au pire du pire leur signalement avait été transmis, très corruptible. Espérons maintenant qu'en plus de faire passer les murs, Doris Léolagus sait aussi faire passer les océans.

Kostantin se tourna vers son frère, qui était juste éberlué, ne comprenant quasi rien à la situation et s'écroulant littéralement de fatigue.
"Casimir, je m'en vais. Embrasse notre mère pour moi, qu'elle ne s’inquiète pas, hein?
-Oui, Kostantin." répondit Casimir, sans vraiment réaliser la situation.
"Tu n'oublies pas, hein?
-Oui, Kostantin." et avant que Casimir ne rouvre la bouche:
"C'est la dernière fois que je vous aide, mes frères."

- Tu te trompes, Casimir détient un grand pouvoir. Il perd au poker à coup sûr.

Doris était loin d’être insensible à l’humour. Enfant il n’y comprenait rien mais, en prenant de l’âge et en apprenant à connaitre les autres, il comprit qu’il s’agissait là d’un outil social pour s’intégrer, pour se faire accepter. Partager une bonne blague c’était créer un lien, un début de complicité peut-être.
Il sourit en retour mais ne répondit pas, jugeant qu’aucune réponse n’était attendue.

Puis le silence s’installa, celui où la réflexion donne tout ce qu'elle a. Le suédois respecta religieusement ce moment de retrait nécessaire et s’abstint de tout commentaire.

C’est arrivé à Lviv que la réponse, dans sa plus simple expression, tomba des lèvres de Kostantin.

- D’accord.

Son regard était étrangement déterminé. Doris sourit de nouveau puis regarda vaguement au travers de la vitre. Il était satisfait d’avoir mené sa mission à bien, cela lui vaudrait sans doute d’être bien vu par la direction de la Confrérie, quelle qu’elle soit, mais en plus il avait vécu une histoire unique qui créa un début de lien avec ce russe aux allures d’armoire à glace.
Il valait mieux se faire des alliés plutôt que des ennemis, n’est-ce pas ?

Arrivé à l’aéroport, vers six heures du matin, les adieux furent longuets du point de vue du scandinave. Casimir congédié – avec une voiture de très bonne qualité, il n’y avait pas de quoi se plaindre – les deux mutants se dirigèrent vers l’accueil. Aucun avion pour Vancouver mais tout de même ils pouvaient partir pour Montréal à huit heures quinze, heure locale, en faisant une escale à Belfast.
Doris choisit deux billets en première classe, dans le but de montrer à l’homme-carapace qu’une nouvelle vie s’offrait définitivement à lui.

Le temps d’attente fut mis à profit pour expliquer brièvement à Kopka la situation actuelle, en faisant attention à ne pas être entendu par les passants. Il passa donc rapidement l’objectif de la Confrérie, à savoir aider la cause mutante, précisa qu’il s’agissait d’une école et que le chef d’établissement était récemment décédé dans une affaire compliquée.

Cependant ils furent interrompus dans leur discussion par un groupe de deux gardes.

- Bonjour messieurs, dit l’un, vous êtes bien les passagers pour Montréal, en première classe ?

Doris analysa brièvement la situation : la rencontre avec ces deux gardes était un mauvais présage, signe que les choses pourraient mal tourner. Ils pourraient tenter de fuir de nouveau mais cela semblait très compromettant. De plus, Kopka semblait avoir utilisé beaucoup d’énergie, sans avoir pu se reposer un instant. Il avait les traits du visage tirés.
Le suédois se leva donc, souriant, le plus naturellement du monde, et prit les choses en main.

- Oui messieurs, c’est bien nous. Que désirez-vous ?
- La personne là, dit-il en pointant du doigt Kostantin, nous parait louche. Les mutos ne sont pas admis dans les aéroports sans permission.
- Oh, mon collègue ? Un mutant ? Doris usa de son air incrédule le plus vraisemblable, en omettant de relever le terme « muto ». Non, vous faites erreur, il s’agit d’un problème de peau. Je peux vous montrer un certificat médical qui l’atteste.

A ce moment le passe-muraille sortit la carte de crédit donnée par la Confrérie pour mener à bien la mission. Une carte appartenant à un compte fictif, très difficile à tracer.
Les gardes semblaient convaincus par l’air confiant du suédois et sourirent à l’idée de toucher un généreux pourboire.

- Suivez-nous, ça ne prendra pas plus de cinq minutes pour faire la photocopie de ce… Certificat.
- Monsieur Chenkov, attendez-moi je vous prie.

Doris les suivit sans rechigner, puis revint une fois le prélèvement effectué. La corruption, bien que moyen facile d’obtenir ce que l’on souhaite, le dégoûtait passablement. La nature humaine était définitivement viciée.

- C’est bon, je les ai soudoyés un peu. Faisons profil bas et embarquons aussi vite que possible avant qu’ils ne changent d’avis.

Ce que les deux fuyards firent. Ils embarquèrent et sentirent un poids en moins sur leurs épaules au moment du décollage.
Enfin libres !
Le reste du voyage se passa sans encombre. Les mutants profitèrent du luxe accordé à leur place pour se reposer autant que faire se peut. Après l’escale à Belfast et leur arrivée à Montréal, ils prirent un transporteur rapide pour Vancouver.

Avant de partir, Doris envoya un message écrit à son contact à la Confrérie, confirmant ainsi l'avancement de sa mission. Après tout, Mademoiselle Elkash attendait leur arrivée.