(Septembre 2051)

June sortit de l’hôpital sans doute un peu plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Elle avait appréhendé cette visite, malgré sa pleine confiance en la personne du Dr Velasquez. Mais depuis trois mois, elle ne se sentait plus en sécurité. Nulle part. Toujours sur le qui-vive, la jeune femme se retournait au moindre bruit dans son dos. Et si avant, vivre dans le danger permanent ne la dérangeait pas spécialement, c’était différent aujourd’hui. Désormais, June ne pouvait plus se permettre d’adopter un comportement égoïste. Se moquer des conséquences qu’auraient ses agissements, ses décisions prises sur un coup de tête. Il était préférable qu’elle évite et apprenne à dominer son impulsivité naturelle. Une autre vie était également en jeu, à présent. Et quelle vie ! Elle n'y croyait toujours pas, malgré les preuves irréfutables.

Can you already feel me ?

Emmitouflée dans une veste et un gros pull pour lutter contre le vent déjà froid de septembre et aussi –disons le franchement- dissimuler certaines choses, l’humaine tourna au coin de la rue et se mêla dans la foule. Dans cet amas grouillant, elle trouva grâce à un instinct grégaire ancestral, un infime sentiment de sécurité. Il ne dura pas. Elle ne pouvait rester au milieu des rues de Londres, à errer sans but. Elle quitta l’agitation ambiante pour rejoindre le calme de la végétation et pénétra à l’intérieur de St James Park. Elle déambula alors dans les allées. Aussi calmement que le lui permettaient encore ses nerfs. Marcher pour ne pas penser. Ne pas penser à sa situation et tout ce qu’elle allait impliquer. Les changements qu'elle engendrait.

June arriva dans un coin reculé du parc, un coin qui si on y regardait bien, était également proche de son appartement. Le choix du lieu n'était pas anodin. L’endroit du rendez-vous avait été prévu et calculé. Pas trop loin de chez elle pour offrir un repli stratégique et à l’extérieur pour éviter un maximum de dégâts. Après tout, ce qu’elle allait devoir annoncer se révélait être… plutôt important. Pour ne pas dire carrément capital. Surprenant. Et surtout angoissant. Sans oublier qu’elle aurait en face d’elle un mutant capable de faire s’effondrer un immeuble si on malmenait un peu trop ses nerfs déjà mis à rude épreuve depuis les évènements de la TransAtlante. Pour le bien être de son plafond et des ses voisins, June avait donc naturellement opté pour le parc. Un environnement extérieur, pur et sain. Supposé mettre à l’aise les innocents promeneurs qu'il accueillait…Hem.

Dans son message envoyé le matin-même à Kenjiss, June avait été très claire. Ils devaient absolument se voir. Peu importe comment il s'y prendrait. Qu’il se débrouille comme il le pouvait. Après tout, il était le chef et pouvait envoyer au diable ses subordonnés quelques heures, non ? Il n'avait qu'un océan à traverser. Et elle savait qu'il avait parfaitement les moyens de le faire. Mais elle voulait le voir à 17h sur le dernier banc près de la petite fontaine dans St James Park. Les moments que les deux amoureux avaient pu partagés depuis la catastrophe au mois de juin se comptaient à peine sur les doigts d’une main. Et si cela avait eu jusque maintenant l’avantage de l’aider dans ses petites manigances et autres diverses techniques de dissimulation, l’humaine ne pourrait dorénavant plus le cacher très longtemps, encore moins le nier. Ils allaient devoir prendre une décision. Le genre de décision qu’on ne prend pas seul.

June s’installa sur le banc en soupirant. Kenjiss n’était pas encore là. Si jamais, il ne se présentait pas au rendez-vous… Non seulement, l’humaine se promit de l’étriper jusqu’à l’os (si, si elle en était capable !) mais en plus, elle n’était plus certaine de trouver à nouveau assez de courage pour lui parler la prochaine fois qu’ils se verraient. Ce qui serait plutôt fâcheux. L’humaine resserra sa veste et plongea une main dans son sac. Elle en extirpa une boîte qu’elle mit dans sa poche ainsi qu’un objet ressemblant à s’y méprendre à un petit poudrier. Vu le peu d’affinité que possédait June pour le maquillage, il ne s’agissait bien entendu pas d’un simple objet de mode. Mais elle savait son compagnon fort têtu… et le connaissant, il demanderait probablement des preuves. Pour être absolument certain. Alors, elle avait préféré prendre les devants.

Enfin ça… c’était dans le meilleur des cas, bien sûr. A l’inverse, si jamais il venait à très mal prendre la chose… elle ne préféra même pas imaginer sa réaction. Elle referma sa main sur le petit boîtier et le glissa dans son autre poche. Assise sur le banc, prostrée dans un silence qui ne lui ressemblait guère, l’humaine attendit en frissonnant...

Twikie, si tu veux rentrer en un seul morceau, je te conseille de virer ta main de la sélection des missiles. On n’explosera pas Saint James Park pour te faire plaisir.

La sombre dame décala sa main d’un demi centimètre pour la poser sur la manette des gaz, sans desserrer les lèvres. Elle restait de toute façon figée dans le siège du pilote depuis le début de leur traversée de l’Atlantique, glaciale. Kenjiss soupira en verrouillant son casque de saut. June qui exigeait sa présence à une heure pareille… C’était loin de l’arranger. Tout d’abord parce qu’il avait un réacteur à fusion tout à fait illégal à réceptionner dans trois heures… Une aubaine rare. Ensuite parce que les anglais ne délivraient jamais des autorisations de survol de Londres, et que le simple fait de demander à survoler leur territoire prenait au moins deux jours. Ils avaient donc volé en mode furtif depuis Vancouver, déjouant les radars et les patrouilles préventives avec une facilité déconcertante.

Il fallait également pouvoir atterrir correctement. Et puis que se poser en dehors de Londres rendait impossible un déplacement motorisé jusqu’au centre de la capitale en raison de ses artères bouchées à cette heure çi, il avait fallut improviser. Kenjiss ne pouvait pas sauter au dessus des toits à une heure pareille non plus. Et il était hors de question de poser quarante cinq tonnes en plein Londres. C’était pourquoi le tatoué se préparait à l’arrière du jet, sanglé dans une combinaison noire et coiffé d’un impressionnant couvre chef. Il allait piquer à la verticale sur le lieu de rendez vous, testant par la même occasion leurs nouvelles combinaisons furtives pour le saut en haute altitude. Lui n’avait en outre pas besoin de parachute…

Ouvre les trappes arrières et vérifie la furtivité du jet.

Twikjeya s’exécuta de mauvaise grâce. Peut être n’aurait il pas dû la faire chanter en menaçant de ne pas réceptionner le réacteur à fusion si elle ne l’aidait pas à atteindre Londres… En fait, le rôle de la sombre dame se résumait à faire stationner le jet en haute altitude pour attendre son retour. On ne laissait pas un engin d’un demi milliard de dollars sans surveillance.

16h59. Kenjiss accrocha une des sangles pendues au plafond pour résister au vent qui s’engouffrait dans l’ouverture. A quatre mille mètres d’altitude, le jet semblait ballotté comme un jouet même s’il savait que ce n’était qu’une illusion. Twikjeya était du genre à corriger le moindre centimètre de décalage. La sombre dame se tenait toujours dans le fauteuil, sans même se retourner alors qu’un vent glacé faisait voler sa robe autour d’elle dans un impressionnant panache sombre. Kenjiss soupira. Il fallait toujours qu’elle en face trop dans ses grands effets outrés.

Referme les trappes ! On se retrouve dans une heure, ne tire pas sur le Park, j’suis dedans !

Un salto arrière plus tard, le tatoué dégringolait sur Londres. Il vérifia d’un coup d’œil machinal son altitude, s’assura d’être invisible pour émerger des nuages sans s’attirer les regards des curieux… Les bras en flèche, il descendit en piqué. Le vent sifflait autour de lui, mais sa combinaison le préservait sans mal des températures qui l’avaient transformé en glaçon quelques semaines plus tôt.
Quatre mille mètres de chute libre, ce n’était pas grand-chose… Le tatou avait déjà sauté de bien plus haut, et il ne prit même pas garde à sa descente. Tout au plus s’assura il de ne pas percuter une branche à l’arrivée, plongeant dans les buissons pour atterrir aussi légèrement qu’une plume dans un bosquet touffu. Il tapota sur son poignet pour désactiver l’invisibilité de sa combinaison, qui reprit son aspect noir habituel avant de retirer son casque dans un léger chuintement d’air comprimé.

17h01. Il était à la bourre… Kenjiss leva les yeux au ciel et émergea du bosquet, casque sous le bras. Il passerait sans doute pour un motard quelconque, ou dans le pire des cas pour un amateur de déguisement futuristes. Peu importe. Il se moquait bien du regard des autres. S’il avait fait 5000km sur un coup de tête, c’était bien pour le regard d’une seule personne.

Personne qu’il repéra bien vite, assise sur le banc, comme promis. Le tatoué retira ses gants en s’aidant de ses dents. Il était dans le dos de l’humaine (St James Park n’était pas conçu pour permettre aux mutants parachutistes sans parachute d’apparaitre en face de leurs dulcinées). Après quelques vérification d’usage, le tatoué se rapprocha discrètement de June, passant au dernier moment une main glacée sur sa nuque pour s’annoncer de la façon la plus quelconque qui soit. Si l’on exceptait les sauts en haute altitude, les menaces à l’attention d’une psychopathe et divers gadgets furtifs.

Tu voulais me voir ?

Si l’humaine pouvait se défendre d’avoir fait preuve d’un talent indéniable pour l’improvisation lors de sa première rencontre avec le mutant, cela ne l’empêchait pas à présent de s’emmêler joyeusement les pinceaux dans sa tête. Silencieuse, elle se perdait mentalement dans une répétition continue, une suite inlassable de mots et de phrases jamais identiques qu’elle retournait dans tous les sens depuis dix minutes. Sans pour autant, hélas, parvenir à trouver la combinaison idéale. Ajoutez à cela que sa démarche se révèlerait probablement inutile. En effet, dans ce genre de situation, vous aviez beau répété 36000 fois une phrase pour finalement vous en entendre dire une toute autre à voix haute, le moment crucial venu. Et puis, entre les déclarations classiques ‘je suis enceinte’ et ‘tu vas être papa’ qu’elle estimait être… un peu trop directes –après, tout il fallait ménager les nerfs de son tatoué !- vous comprendrez aisément que June était actuellement à deux doigts de s’arracher les cheveux pour se retrouver avec la boule à zéro. Et pourtant, elle en avait beaucoup des cheveux !

Tout à fait objectivement et plus simplement, elle jugeait une déclaration du style ‘on est encore plus dans la merde qu’avant !’ beaucoup plus appropriée à leur situation. De plus, elle avait l’avantage d’être largement synthétique. Mais avouons-le, elle n’était pas certaine que l’allusion serait assez claire pour son compagnon. Il devait sans doute se poser certaines questions où à défaut, s’imaginer des choses à propos de son envie soudaine de le voir. Trop stressée, l’humaine avait envoyé son message sans réellement se rendre compte du côté pressant, voire urgent qu’elle avait laissé plané dans ses quelques mots. ‘Rendez-vous St James Park 17h. Important’ avait quand même de quoi vous laisser planer quelques doutes…

Le fait est que sa situation, à défaut de n’être finalement que simplement naturelle, se révélait bel et bien urgente ! Et surtout compliquée. June s’apprêtait à ronger l’ongle de son quatrième doigt lorsqu’une rafale de vent plus forte que les autres lui ébouriffa pour de bon ses cheveux, qu’elle avait jusque maintenant tenté de conserver dans ce qui se rapprochait le plus d’une coiffure normale. L’humaine se mordit la lèvre avant de se prendre la tête dans les mains (au point où elle en était)

*bordel ! mais pourquoi c’est si difficile à dire !? et pourquoi moi ? pourquoi nous… merde !*

Pour une nouvelle censée rendre un couple heureux, elle avait plutôt tendance à déclencher des crises de larmes inattendues chez l’humaine. Cette question hantait l’esprit de la jeune femme depuis 2 mois et expliquait fort probablement en partie les cernes sournois désormais visibles sous ses yeux. Il lui semblait que le destin avait parfois de bien drôles d’idées, car à ce stade –elle en était persuadée- il ne s’agissait plus du hasard. Quelque chose, quelque part avait décidé de les poursuivre. De rendre leur histoire encore plus impossible qu’elle ne l’était déjà. Malheureusement pour ce fatum, June était plutôt une acharnée dans son genre. Et elle était fermement décidée à ne pas se laisser abattre. Elle n’avait jamais abandonné. Quelques soient les épreuves, l’humaine n’avait jamais baissé les bras. Si elle était aujourd’hui complètement perdue, elle était au moins certaine d’une chose. Elle traverserait cette nouvelle épreuve comme les autres. Avec ou sans son compagnon. Mais on n’en était pas encore là.

Pour l’heure, le tatoué ne tarda pas à se manifester. Et si l’humaine n’avait rien vu de sa prestation aérienne, elle sursauta au point de basculer du banc lorsqu’elle sentit sa main glacée venir se poser sur sa nuque. Elle se rattrapa de justesse et se retourna. Kenjiss, tout de noir vêtu, se tenait devant elle, un casque sous le bras. Toujours aussi impressionnant. Au moins, il était là. June se sentit soulagée, même si tous les embryons de tentatives d’explications qu’elle avait entreprit d’établir venaient de s’évanouir en un éclair. Un fin sourire éclaira son visage fatigué.

"Oui"

Elle déposa un baiser fugace sur ses lèvres –sait-on jamais les arbres pouvaient avoir des yeux- et même si elle n’en avait pas l’air à cause de son état de stress non négligeable, elle était quand même contente de voir son compagnon. La dernière fois qu’ils s’étaient vus lui semblait si loin déjà… Mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient s’en plaindre. Il faisait son possible pour empêcher ses très estimés collaborateurs de la réduire au silence tandis qu’elle s’efforçait d’accepter sa nouvelle place au sein de la Lib’Corp avec toutes les responsabilités que cela entraînait. Bref, ils étaient tout deux fort occupés et leur emploi du temps respectifs ainsi que leur entourage ne leur avait pas laissé beaucoup de temps pour eux. Son regard bicolore accrocha le sien. Se donner du courage. Pour ne pas sombrer avant même d’avoir abordé le sujet sensible.

"Il faut qu’on parle."

Ce genre de phrase faisait toujours peur à entendre et n’évoquait en général rien de bon, mais à vrai dire c’était la seule entrée en la matière qu’elle avait trouvée. Et trop accaparée par ce qu’elle allait devoir –essayer- de lui avouer dans quelques minutes, June avait parlé sans réfléchir à ce que cette déclaration pouvait engendrer dans l’esprit de son compagnon. Au moins, ça avait le mérite d’en annoncer la couleur… Légèrement.

"Tu es venu seul ?"

Un cachet d’aspirine ? L'humaine sourit faiblement, dans son état c'était presque un compliment. Sans compter que son compagnon n'avait pas beaucoup plus fière allure qu'elle en ce moment. Honnêtement, June en aurait bien avalé sec tout un tube illico presto pour l’envoyer direct dans une dimension ouateuse et confortable très loin d’ici. L’humaine y songea très sérieusement avant de se rappeler qu’elle n’avait plus rien pris comme saloperies depuis près de 15 ans, qu’elle n’allait pas ruiner tous ses efforts pour si peu et que dans son état, ce n’était pas franchement recommandé. En vérité, c’était même vivement déconseillé !

Si la jeune femme pouvait à présent sentir son cœur tambouriner dans sa poitrine, prêt à en sortir ; à voir la tête du tatoué, elle devina sans mal que ses nerfs venaient eux aussi d’en prendre un sérieux coup. Et elle n’avait même pas encore attaqué le plat de résistance. L’humaine se promit d’essayer de choisir ses mots le plus justement possible à l’avenir. Pour éviter tout risque de crise cardiaque avant l’heure, évidement.

Visiblement, non, son compagnon n’était pas venu seul. Question stupide quand on y réfléchissait bien. June suivit du regard chacun de ses gestes lorsque le mutant activa son brouilleur avant de lui assurer finalement qu’ils étaient bien seuls. Enfin presque. A vrai dire, June ne l’était plus tout à fait désormais, seule. L’épreuve du jour consistait à le lui faire comprendre. Tout en douceur.

Etrangement, l’humaine fuyait le regard du mutant tandis qu’elle se tortillait les doigts un à un. Bien sûr, elle ne comptait pas larguer le tatoué, lui lancer un ‘tchao j’me casse !’ et lui tourner le dos sans regret. Même si apparemment, le mutant y avait effectivement pensé. Il fallait admettre que depuis la découverte de leur relation (sérieuse ! quoiqu’en dise les mauvaises langues) par la Confrérie, l’ambiance n’était pas toujours au rendez-vous lorsqu’ils se voyaient et comme bien souvent dans ces cas-là, la première victime des crises du couple fut la vaisselle de June.

Tout deux savaient pertinemment que cela ne serait pas facile une fois leur situation dévoilée, mais à ce point, tant leur nerfs que leur moral étaient mis à rudes épreuves au quotidien… En fait, pour les gens normaux, on ne se rendait pas bien compte à quel point rester en vie tous les jours relevait presque du défi olympique. Surtout pour un mutant tatoué et une humaine en couple, contre l’avis général de leur entourage respectif. La jeune femme eut un soupir las tandis que son compagnon lui souriait. Et ce fut sans doute son sourire, plutôt rare en temps normal mais si bienveillant à son égard, qui lui donna le courage de se lancer.

June planta son regard vairon dans les yeux du tatoué. D’abord, commencer par présenter calmement la situation. Ou du moins, essayer. Après tout, c’était pas la fin du monde, si ?

"Je… sais que c’est un peu compliqué en ce moment et que tu te démènes comme un fou pour que je reste en vie mais…"

C’est maintenant que ça commençait à se compliquer un peu ! Pour quelqu’un qui, en général, était plutôt sûre d’elle, hésiter à chacun de ses mots pour en arriver à la limite du bégaiement se révélait être une certaine innovation. Et cela ne lui laissait pas spécialement une impression agréable.

"...est-ce que ça te dérangerait beaucoup de…"

Là, par contre, ça devenait franchement difficile. Bon sang, c’était quand même pas si catastrophique que ça à annoncer ! June se serait bien donnée des baffes. Elle était pitoyable de se mettre dans un état pareil… seulement pour ça (notons toutefois pour sa défense que June n’avait jamais imaginé se retrouver un jour dans une telle situation.)

L’humaine se mordit une fois de plus la lèvre avant d’inspirer un grand coup

"… songer à protéger... une personne..., elle tenta un sourire rassurant qui ne l’était certainement pas, en plus ?"

L'humaine releva légèrement la tête et inspira une grande bouffée d’air. June n’avait jamais senti ses muscles aussi crispés et tendus qu’à présent. Ce qui était peu dire. Même lorsqu’elle croulait sous une dizaine de menaces de mort diverses et variées, son estomac lui était plus fidèle qu’à cet instant précis.

"Kenjiss… ce que j’essaie de te dire c’est que…"

Sa voix ne fut bientôt plus qu’un murmure tandis qu’elle suspendit sa respiration.

"… je suis enceinte."

Et voilà. Absolument tout pouvait lui tomber sur le crâne maintenant. Si St James Park venait soudain à disparaître dans les entrailles de la Terre, attiré par une gravité multipliée, eh bien vous savez pourquoi !

Kenjiss avait été confronté à beaucoup de situations dont peu de gens seraient sortis vivants et en bon état. Torturé pendant quelques mois par le Cercle, abattu au sniper anti char, agressé de toutes les manières possibles et imaginables, le mutant pensait franchement avoir tout fait dans sa vie, sauf un cours de math compréhensible. Il ne fallait tout de même pas abuser, ce n’était pas à quarante ans qu’il allait comprendre quelque chose à ce qu’un écolier de sixième faisait sans même regarder sa calculatrice.
C’est pourquoi le tatoué écouta calmement sa compagne bégayer. Tout à son orgueil masculino-mutant, il afficha un sourire rassurant. Aucun problème posé par leur entourage ou leur situation si particulière n’était insurmontable. Le mutant passa un bras protecteur autour des épaules de June. Oui il se démenait pour la garder en vie, mais il pensait qu’elle en valait la peine. Est-ce que cela le dérangerait de … Allons bon ? Que pouvait il faire d’autre…

Il était intéressant de constater que l’estomac de Kenjiss réagissait plus vite que son cerveau. Ses entrailles se liquéfièrent littéralement. Un poing glacé se referma sur son estomac et refusa de le lâcher tandis que ses neurones reconnectaient.

Je suis enceinte…

Ah tiens, elle ne l’avait pas encore dit. C’était donc son corps tout entier qui avait interprété l’expression de June avant de l’écouter… Enceinte. Un enfant. Un bébé. Un fœtus. Une naissance… Kenjiss se mordit la lèvre jusqu’au sang. Il n’en était pas encore à envisager toutes les complications que cette naissance allait provoquer. Il n’en était pas encore à tenter de protéger l’enfant. Pour l’instant, Kenjiss le mutant, directeur de la Confrérie moderne, était un père comme un autre, qui apprenait que sa compagne était enceinte.
Le tatoué s’aperçut qu’il fixait sa compagne depuis une bonne demie minute sans parler. Il battit des paupières et prit une inspiration, la première depuis la déclaration de l’humaine. Kenjiss était un adepte des apnées involontaires en cas de stress… Enceinte… Il n’avait jamais sérieusement envisagé d’avoir un enfant. Trop occupé par sa vie aventureuse, trop accaparé par la création d’un organisme d’extermination qui tentait de se donner des airs d’association humanitaire, Kenjiss n’avait jamais songé à se poser, à établir un foyer… Et Kenjiss fixait à présent sa compagne depuis une minute, comme si elle venait de se transformer en un alien visqueux et agressif juste devant ses yeux.

Je…

Et il ne savait pas bien sûr que dire. Ce que Kenjiss ignorait, c’était que depuis qu’il avait cessé de respirer, ses lèvres s’étaient naturellement retroussées en un sourire que personne n’avait jamais vu. Sans être un bloc de glace à la Twikjeya, il était tout de même rare que Kenjiss affiche un sourire jusqu’aux oreilles. Réaction instinctive, mais qui en disait long sur l’état d’esprit du mutant, que paradoxalement, lui ignorait.

Je…

Enfin il parvint à reconnecter toutes les portions de son cerveau, à émerger de l’eau glacée dans laquelle il venait d’être plongé. Première conclusion, il était heureux. Et cela suffisait bien… Kenjiss parvint enfin à articuler quelques mots, sans se départir de son sourire qui aurait été particulièrement niais en d’autres circonstances.

Je crois que je pourrais protéger une personne de plus… Il toussota. Quand est ce qu’on a… fait cet enfant ?

Puis Kenjiss fronça brutalement les sourcils. Il y avait quelque chose qui clochait dans cette histoire. Quelque chose qui ne lui plaisait pas du tout. Lui. Qui avait vécu une bonne partie sa vie sous diverses substances, et qui avait été dopé dès son plus jeune âge. Et si… La voix du tatoué tremblota un instant.

June. Tu as déjà fais des examen médicaux ? Je ne suis pas sain, je t’en ai déjà parlé. Est-ce que ça va influencer le développement… heu… du bébé ?

Puis ce fut trop. Kenjiss craqua. Littéralement. Le gros dur qui se faisait larguer d’un jet à quatre mille mètres d’altitude pour aller voir sa copine et qui débarquait, casque sous le bras, dû brusquement s’assoir. Peut être était ce le trop plein d’émotion. Peut être les quelques phrases qu’il venait de prononcer lui avaient brusquement fait prendre conscience de quelque chose qui restait encore relativement flou pour lui… Ou bien le stress accumulé, la fatigue nerveuse et l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait avaient ils fait craquer les défenses d’un être habituellement si dur au mal. Quel qu’il en soit, lorsque Kenjiss releva la tête, aussitôt après s’être assis (écroulé… ) sur le banc, deux longues trainées brillantes ornaient ses joues. Pour la première fois depuis vingt ans, Kenjiss pleurait.

T’es… enceinte…

June s’était attendue à des cris. Un tremblement de terre. Des arbres qui s’écroulent. Un immeuble qui s’effondre. Ou un ‘KWOUAH ?’ magistral de la part de son compagnon. Mais pas à un silence prolongé et surtout angoissant. Un Kenjiss étonné, oui. Qui ne le serait pas dans pareilles circonstances ? Mais un mutant censé être un tueur d’humain, avec un sourire ravi collé jusqu’aux oreilles, non. L’humaine se sentit brusquement soulagée de constater que le futur papa avait l’air de prendre la nouvelle beaucoup mieux qu’elle ne l’avait prise elle-même lorsqu’elle s’en était rendue compte, seule et complètement perdue, 2 mois auparavant.

L’expression contradictoire des sentiments du tatoué fut d’ailleurs assez perturbante. Kenjiss souriait. Il lui souriait comme jamais encore il ne l’avait fait, même s’il ne s’en rendait visiblement pas compte. Néanmoins, June en saisit la signification sans équivoque. Son compagnon était content. Heureux, même. Et cela ne le dérangeait pas de voir débarquer dans sa vie un petit être… pour le moins inattendu. En tout cas, son inconscient l’était déjà, car lui ne semblait pas avoir encore bien réalisé qu’il était désormais père. Mais c’était plutôt rassurant. Elle ne se ferait pas tuer par une perte de contrôle involontaire de la part du tatoué. Quand les émotions vous submergeaient… elle avait déjà failli y passer pour moins que ça.

Par contre, elle ne l’aurait jamais imaginé… pleurer. Lorsqu’elle aperçut des larmes ruisseler lentement le long de son étrange tatouage, June fut à la fois stupéfaite et à deux doigts de pleurer à son tour. Rassurée. Derrière sa carapace faite de mensonges et de violence, elle découvrait chez le colosse la présence d’un cœur tendre. Même si June le savait depuis longtemps maintenant, cela confirmait ce qu’elle avait pensé dès le début. Le tatoué n’avait pas un mauvais fond. Seul ce qu’il avait vécu avait fait de lui ce qu’il était devenu. Et bien des choses auraient sûrement été différente si l’humanité ne l’avait pas traité de monstre immonde. L’humaine s’assit doucement à côté du mutant qui s’était littéralement effondré sur le banc (le choc émotionnel !)

"Sûre et certaine… "

Elle sortit de sa poche la première boite, le test qu’elle avait fait et qui ne la quittait plus depuis 2 mois (par mesure de sécurité). Elle le lui tendit. Kenjiss eut donc un petit bâton blanc, pas plus grand qu’un stylet digital pour communicateur, entre les mains. Si aujourd’hui, la petite lumière bleue ne clignotait plus, il y avait toujours un point indiquant clairement le résultat positif

"Je veille sur ce truc depuis des semaines, j'en peux plus… "

Pour s’assurer que personne ne tombe dessus, la jeune femme avait trimballé le test partout avec elle. Au point qu’il avait fini par la hanter nuit et jour. Mais maintenant qu’elle avait réussi à le lui avouer, elle se sentait déjà plus légère, beaucoup plus légère. Elle n’était plus la seule à devoir garder ce secret. Pouvoir en parler fut une véritable libération pour la jeune femme, qui avait du se taire jusqu’à présent. Elle parvint enfin à retrouver son engouement naturel, à sourire et même à plaisanter.

"Et je te parle même pas des kilos que je suis en train de prendre… Il a déjà l’air aussi goinfre que toi !"

Elle passa une main sur son ventre… déjà bien trop rond à son goût, et soupira. Elle en arrivait au point qui l’angoissait vraiment. A sa principale préoccupation, celle qui l’empêchait de dormir sereine depuis plusieurs semaines. Elle chercha les yeux noirs du mutant comme on cherche un peu du réconfort.

"Kenjiss… je ne pourrai plus le cacher longtemps, même avec un pull en plus. Ca fait 3 mois déjà…"

L’humaine répondit ainsi indirectement à la question du mutant. Ils n’avaient oublié qu’une seule fois. Lorsqu’elle s’était retrouvée face au test et sa lumière harcelante au mois de juillet, elle avait presque tout de suite deviné. Instinctivement. Comme si elle l’avait toujours su alors que les premiers doutes avaient émergé. Définitivement, il s’en était passé des choses ce soir-là au dessus de l’Atlantique…

"Je ne sais plus quoi faire, avoua-t-elle dépitée, je ne peux plus apparaître en public à la Lib’Corp, ni me planquer à l’Institut"

Tout comme son compagnon, June ne s’était jamais imaginée devenir mère un jour. Trop vieille, une vie trop dangereuse, pas assez de temps… les arguments ne manquaient pas. Puis, Kenjiss eut à son tour des doutes. Sur son état de santé… il lui en avait déjà parlé, évidement. Raison pour laquelle, elle avait pris les devants avec le docteur Velasquez. L’humaine rassura son compagnon

"Je suis allée voir quelqu’un de confiance, oui. Pour le moment, tout va bien… La prochaine échographie devra le confirmer mais il n’y a aucune raison de s’en faire, elle tenta de plaisanter et parvint même à sourire, ton sang n’a pas l’air si mauvais que ça. Et puis, j’ai toujours été en bonne santé…"

*enfin presque*

L’humaine se mordit discrètement la lèvre, si vous doutiez de vos propres paroles, il serait d’autant plus dur de convaincre votre interlocuteur. Mais, ses conneries remontaient à loin maintenant, non ? June tenta par tous les moyens de s’en persuader

Tout en parlant, elle sortit le petit poudrier qu’elle ouvrit au creux de sa main. En fait, il s’agissait d’un simple boîtier de transport. A l’intérieur, se trouvait un dispositif miniature ressemblant à une simple puce électronique, couverte d’une fine membrane plastique protectrice. Aujourd’hui, on retrouvait ce système de transfert et de stockage de données dans bien des domaines. Les modèles les plus performants de communicateurs ayant la capacité de projeter des images sous forme d’hologrammes 2D ou 3D… Elle glissa la petite carte dans la main du tatoué, qu’elle referma délicatement

Quelqu’un t’attend à l’intérieur, regarde-les quand tu seras sûr d’être seul…

June regarda autour d’elle, à vrai dire, il n’y avait plus que deux ou trois badauds au loin dans le parc mais l’humaine préférait être prudente. Même si cela lui demandait de sacrifier ce moment unique ou un père découvre pour la première fois son enfant. Un moment que l’on partageait en général à deux. Mais dans leur relation, rien ne serait jamais normal, hélas...

Kenjiss entendait vaguement sa compagne lui parler, comprenait un mot sur deux... C'était surtout le petit bâtonnet entre ses mains qui accaparait son attention. Pas besoin d'avoir fait quinze ans de médecine pour comprendre ce que le petit symbole signifiait, mais le choc était bien moindre que l'annonce de June. C'était simplement une confirmation... Le tatoué releva à nouveau la tête vers June, croisant un regard vairon bien plus inquiet qu'il ne le croyait. Sa compagne était réellement désemparée...

June voyons... On s'est déjà retrouvé coincés entre une télépathe névrosée et une psychopathe agressive, et tu t'inquiète d'un secret qu'on parvient encore à conserver ?

Trois mois. Ah oui la TransAtlante... Kenjiss eut un sourire radieux en repensant aux doses d'adrénalines qui avaient explosés en eux pendant et après leurs ébats. Ça avait été... plus qu'intense à vrai dire. Mais si le tatoué souriait, c'était surtout parce qu'il savait à présent qu'il n'avait pas contaminé son enfant. Le directeur était réaliste. Sa propre espérance de vie était sérieusement réduite à cause de tout ce qu'il avait dans le sang. Si sa compagne devait donner naissance à un gosse malformé... Mais le risque était visiblement écarté et ce n'était certainement pas le risque qu'ils couraient à présent qui allait gâcher ce moment...
Kenjiss avait toujours sut réagir en situation de stress, du moins après quelques instants de réflexions. Aussi le tatoué se leva il pour prendre June dans ses bras, indifférents aux quelques passants. Ils s'étaient embrassés devant eux, et ce qui s'en était ensuivit n'était pas suffisamment anodin pour passer inaperçu. Et puis Kenjiss avait son atout secret, son "ange" gardien qui veillait sur lui, à quelques milliers de mètres au dessus. En d'autres termes, rien que ne l'empêche d'enlacer sa compagne dans une étreinte qu'il espérait rassurante.

Tu aurais du me le dire plus tôt... On va s'en sortir sans problème voyons.
Primo, rester chez toi ou déménager à Vancouver... Pour tes absences au travail, je te trouverais un certificat d'absence longue durée sans problème.
Secundo... heu... Je tenterais de passer plus souvent. Je délèguerais un peu plus, ils n'attendent que ça.

Tertio, mettre Lemington hors d'état de nuire pour quelques années...

Le tatoué resserra son étreinte en empochant les disquettes, ému. En fait il tremblait depuis l'annonce de June et ses larmes séchaient à peine. Kenjiss était un mec émotif! Voir des tripes exploser devant vous et tuer des gens, c'était facile, mais un enfant? Gérer une relation personnelle ? A son âge ?

Tu aurais pu me le dire plus tôt... Sa voix sonnait à présent comme un reproche, mais il l'occulta vite en embrayant sur sa spécialité, l'humour foireux. On le lui avait conseillé pour mettre à l'aise ses interlocuteurs... Je ne suis pas goinfre, j'alimente un corps musclé et meurtri!

Pourtant Kenjiss était tendu. Ce n'était pas tant l'annonce de June qui le perturbait que la réaction des Confrères. Leur faire avaler sa relation avec l'humaine n'avait pas été une sinécure, mais s'il leur balancer une deuxième révélation à la figure passerait autrement moins bien... Il voyait déjà Maria passer par toutes les couleurs de l'arc en ciel tandis que Twikjeya irait vomir tout ce qu'elle avait mangé en une semaine, écœurée. Pour finir, il serait égorgé dans la nuit. D'un côté le bonheur, de l'autre les soucis... Mais Kenjiss était heureux pour l'instant et il refusait de céder à la panique. June avait déjà l'air suffisamment déprimée. Si elle avait hésité, c'est qu'elle doutait de sa réaction... La jeune femme s'était donc recroquevillée sur elle même, abandonnée par tous avec le petit bâtonnet entre les mains... Kenjiss murmura.

Mutant ou humain ?

Ah oui ses convictions... Il n'en était plus à ça près. Pourtant le tatoué s'empressa de préciser, espérant que June ne l'imagine pas déjà en avorteur fou furieux si elle lui annonçait qu'il manquait des gènes à son enfant...

Histoire de savoir s'il a une chance en cas de découverte par la Confrérie !

Il ne voulait pas qu'elle souffre. Mais aimerait il l'enfant pour autant s'il était humain ? Le futur père fronça les sourcils, joue contre celle de sa compagne. Était il prêt à avoir un gosse ? Ou, pire que tout, un gosse humain... Une hypothèse qui serait indéfendable en face des confrères. Et lui ?

Si Kenjiss s’inquiétait d’avoir transmis un sang néfaste au bébé, June à son tour ne pouvait pas s’empêcher de penser que certains de ses anciens penchants pourraient eux aussi se montrer nocifs à long terme pour leur futur enfant. Heureusement, les bras de son compagnon eurent tôt fait de renvoyer ses angoissantes interrogations dans un coin reculé de son esprit. L’humaine, rassurée, parvint même à se détendre lorsqu’elle constata que Kenjiss semblait faire fi des passants se promenant au loin. Au fond, il n’avait pas tord, elle s’en faisait trop. Qui viendrait ennuyer un jeune couple, confronté à la révélation la plus importante de leur vie et perdu au fond d’un parc londonien, moyennement fréquenté à cette heure de la journée ? A moins d’un affreux manque de chance –dont ils étaient tout deux malheureusement souvent victimes- il n’y aurait sans doute pas beaucoup de monde pour se présenter face au couple étrange.

Lorsque le mutant tenta de se rassurer à son tour, June ne peut retenir une moue, réellement effrayée. Elle aurait voulu partager l'optimisme de son compagnon mais...en parlant de névrosée…

"Ça ne le sera plus très longtemps, Kenjiss. Je suis en train de gonfler comme un ballon ! Mais… c’est vrai qu’à côté de ça, c’était presque agréable d’affronter Sam’…, l’humaine inspira un grand coup. Au moins, elle savait à quoi s'en tenir face au Cerbère tandis que maintenant...elle chercha le regard de son compagnon sans se douter qu’il pensait déjà à la même chose que lui, j’ose même pas imaginer sa tête quand… Je sais même pas si elle… est au courant. Je ne lui ai rien dit mais…"

Mais son amie était télépathe et en plus de cela, fine observatrice. Sans oublier qu’elle semblait connaître June bien mieux qu’elle ne la connaissait. Et donc parfaitement capable de l’avoir deviné sans que June ait eu besoin de le lui avouer. Ce dont elle n’avait aucune idée puisque la mutante l’avait soigneusement évitée durant les vacances… De quoi la conforter hélas dans l’idée qu’il était tout à fait possible, voire même très probable que la Cerbère ait deviné la grossesse de son amie dès le début. Et de ce fait, qu’elle ne voulait pas – ou pire encore, qu’elle jugeait plutôt préférable- de ne pas la croiser. Pour leur bien à toutes les deux.

June perçut sans difficulté la pointe de reproche qui souligna les paroles de son compagnon, même s’il dissimula rapidement son ressenti derrière son humour. June tenta de rebondir, ignorant le reproche

"C’est ça oui, tu manges pour dix dès le petit déjeuner… Plus sérieusement, je ne veux pas que tu t’attires plus d’ennuis que tu n’en as déjà pour venir me voir. Ca fait 2 mois que je suis toute seule et je m’en sors… plutôt bien. Enfin… plus ou moins. Sa tête de déterrée et ses nerfs ne seraient certainement pas d’accord sur cette affirmation douteuse, mais June était fermement décidée à laisser penser tout le contraire. Quitte à me couper totalement du monde, je préfère encore rester chez moi", d’où elle pourrait peut-être continuer à travailler à distance…

Oui, elle aurait pu le lui dire plus tôt. Elle aurait du, même. Mais c’était précisément la question qui franchit les lèvres du tatoué quelques secondes plus tard qui l’en avait empêchée jusque maintenant. Malgré le contact de sa joue sur la sienne, la jeune femme se raidit et se recula pour mieux affronter son regard. Ou pour mieux inspirer, peut-être.

"Je ne sais pas… je n’ai pas voulu savoir. Je n’ai pas fait le test de dépistage du gène X."

Silence de circonstance pour accueillir une telle révélation. Sachant que de nos jours, le test était bien souvent plus imposé que réellement conseillé, le refuser tout net paraissait directement suspect. Heureusement, elle avait confiance en la personne du Dr Velasquez. L’humaine afficha toute la détermination dont elle était capable de faire preuve devant la puissance mutante qui se révélait aussi être son compagnon. Ses yeux bicolores toujours courageusement ancrés dans ceux du leader confrériste, elle précisa le plus calmement possible

"Et ne me demande pas pourquoi, tu le sais très bien ! Je doute sincèrement que la Confrérie soit seule en cause en ce moment dans tes préoccupations…personnelles"

A nouveau l’humaine se mordit la lèvre. Préoccupée, en proie à un affreux doute. A la peur et la panique, savamment mélangées en un joyeux cocktail dépressif. Elle n’avait pas arrêté de ressasser toutes ces questions, leurs probables réponses et leurs terribles conséquences… L’esprit de l’humaine n’était plus qu’une éponge d’appréhensions depuis deux mois

"Kenjiss, je ne suis pas stupide, tu m’as accepté moi en tant qu’humaine mais …il est tout à fait possible que… ce bébé le soit aussi. Seras tu capable de le faire encore une fois ? Pourras-tu le faire pour ton enfant ?"

Cette fois, elle ne put les retenir davantage. Et prise par ses émotions trop longtemps contenues, ce fut l’humaine qui céda sous le poids des larmes. Celles-ci coulèrent lentement le long de ses joues et contrastèrent avec le sourire qu’avait affiché Kenjiss juste avant de se renfrogner, sans doute pour la même raison qui avait maintenant entraîné les larmes de l’humaine. Elle était certaine que son compagnon pensait à la même chose qu’elle. Son visage et ses yeux parlaient pour lui.

"Pour toi et surtout pour lui, il est préférable qu’on ne le sache pas maintenant… que tu ne le saches pas avant sa naissance. Afin que ce délai te laisse le temps sinon d’accepter l’idée d’avoir un enfant humain, au moins de méditer et de te préparer à cette éventualité"

Et l’humaine savait que 6 mois ne seraient pas de trop pour une telle réflexion. Décision dure ? June ne l’avait pas choisie de gaieté de cœur. Inattendue ? Peut-être, peut-être pas. Car si la jeune femme ne lui avait pas parlé plus tôt de sa grossesse, c’était essentiellement à cause de ce point crucial dans leur relation. Le tatoué pourrait il s’occuper, voire aimer un enfant -son enfant !- tout en sachant qu’il y avait 50 % de chances que celui-ci soit… simplement humain ?

L’humaine avait beau avoir l’impression de nager en eaux troubles depuis plusieurs mois, elle avait au moins réfléchi à cela durant ses longues nuits où elle ne trouvait pas le sommeil. Et elle avait pris sa décision en tout connaissance de cause. Rien ne la ferait changer d’avis, persuadée que cette étape de préparation se révélait nécessaire dans la découverte de leur nouveau statut de parents ‘pas comme les autres’. Pas même Kenjiss. Encore moins ses arguments, ou ses menaces. Le mutant ne saurait rien de plus sur sa progéniture que l’essentiel –sa santé donc et peut-être son sexe- avant sa venue au monde. Et ils seraient deux à être dans l’ignorance concernant les gènes de leur bébé…

"Pour l'instant, il faut commencer par rendre son existence légale..."

Ce qui s'annonçait déjà très compliqué puisque paradoxalement, plus le secret perdurait, mieux ils se porteraient tous les deux...

Oh… Non ne pleure pas s’il te plait.

Oui ces paroles étranglées par l’angoisse sortaient bien de la gorge du même tatoué qui hurlait virilement ses imprécations et diverses menaces de mort à longueur de journée. Cette même voix qui était aujourd’hui étrangement tremblante tandis qu’une main peu assurée essuyait les larmes de sa compagne

Aujourd’hui, Kenjiss se haïssait. Un froid glacial l’avait saisit lorsqu’il avait lu dans les yeux de June les doutes qu’il avait ressenti. Un enfant… Humain. Tout ce contre qui il combattait. Une compagne humaine, c’était un fait. Il l’aimait et ne pouvait guère la tuer. De toute façon, malgré les multiples rumeurs de troubles mentaux qui le concernaient, Kenjiss avait toujours été l’un des plus modérés de la Confrérie. S’imposer face aux humains, oui, mais tomber dans un massacre des plus abject aux relents dégueulasses de concepts de race supérieures et de solution finale était hors de question.
Mais un enfant humain… Pouvait il décemment vouloir prolonger l’existence de la race humaine, de contribuer même à son hégémonie totalitaire et à sa tolérance teinté de mépris pour l’homo Superior ?

June s’il te plait…

Et elle savait parfaitement qu’il n’entendait pas revenir sur ses idéaux aussi facilement. Humain… Un enfant humain. Au plus profond de son âme, vicieusement dissimulée sous des monuments de haine et de souffrance, la raison se réveillait peu à peu, nouant ses entrailles de l’affreuse torsion du doute. Kenjiss avait tort et il le savait. Mais il était impossible, humainement (oui oui) impossible de pardonner aux homos inferiors pour ce qu’ils lui avaient infligé… Et le malheureux enfant devrait compter avec la haine d’un père raciste si celui ci ne parvenait pas à dépasser sa très égoïste considération de la race humaine avant six mois, délai fixé par sa compagne… Kenjiss fronça les sourcils en dissimulant ses doutes. Il était censé être fort, rassurer la malheureuse qui supportait un bien lourd fardeau depuis quelque mois. Ce qui était rassurant, c’était que son idée de cadeau de Noël n’en serait que plus appropriée.

Ecoute je te… Promet d’essayer. Mais comprend que c’est… franchement difficile pour moi. Après…

Après ce qu’il m’ont fait avait il envie de dire tandis que sa voix se brisait. Après avoir vu sa propre mère le réduire à l’état de fourmi empoisonnée pour contaminer son nid. La Confrérie de l’époque, remplie de mutants… Même s’il refusait de l’admettre et se prétendait indestructible après tout ce qu’il avait enduré, le mutant restait étrangement fragile sur certains sujets. Il n’avait pas le moral d’acier d’un certain alien qu’il voyait parfois en songe. Il n’avait pas la foi dantesque de la dame de glace... Kenjiss reprit le contrôle de sa voix.

J’essaierais. Je te promet d’essayer.

Ce fut cet instant que choisit le Destin (vraiment ?) pour agir. Le son le plus désagréable possible résonna à ce moment très précis. La voix mortellement tranchante de la dame de souffrance résonna, comme si l’ombre napée de noir était là, quelque part, tapie dans les fourrés. Si elle savait être gracieuse, la voix de la tueuse était ici glaciale…

Kenjiss. Ils viennent d’appeler.

Le tatoué se retint d’écraser son communicateur. Le temps pressait… Il coupa le son par sécurité, bien qu’il était certain que la mutante ne pouvait l’entendre. Mais le mal était fait. L’iceberg confrériste venait de sonner le glas d’un rendez vous déjà bien trop court… Kenjiss se retourna vers sa compagne, sincèrement désolé.

Ecoute… Je dois vraiment y aller. Je reviendrais aussi vite que possible, on arrangera une grande partie des soucis immédiats en un rien de temps…

Essayer. Il avait dit essayer. C’était toujours mieux qu’un refus en bloc, net et catégorique. Et surtout, il avait promis. Chose très importante aux yeux de la jeune femme. Si June sentit un –très- léger poids s’ôter de sa poitrine, cela n’empêcha pas les larmes de l’humaine de couler malgré la main bienveillante, quoique tremblante, qui tentait de les sécher. Bien sûr, elle savait ce que cela représentait pour lui. Après ce que les humains lui avaient fait subir… June n’ignorait pas que le faire changer d’avis relevait du défi. De l’impossible, même. Mais elle tentait quand même, d’où son délai imposé et non négociable.

Elle savait très bien qu’il ne pourrait pas leur pardonner leurs atrocités à son égard. Son entêtement était compréhensible, sa haine légitime, au vu des horreurs qu’ils lui avaient infligées mais son enfant ne devait pas payer pour leurs actes ! Ils n’étaient pas tous comme ceux-là. June en avait bien conscience, il lui restait seulement à ouvrir les yeux de son compagnon… L’humaine ne faisait pas partie de ceux-là. Et leur enfant, qu’il soit mutant ou humain ne ferait pas non plus partie de ces dangereux extrémistes. June tenta de retrouver une voix correcte, car si celle de son compagnon était déjà nouée, ses gestes peu assurés, la sienne ne demeurait guère plus audible

"Je sais, mais… "

Mais peut-être était-ce là un signe ? Ce bébé qui leur tombait presque du ciel (il ne manquait plus que les cigognes), il devait bien signifier quelque chose, non ? Si pas la rédemption totale du mutant, au moins les prémices d’une révolution au sein de son coeur, n’est ce pas ? Malgré toute sa rancœur, il ne pourrait pas renier son enfant si celui-ci s’avérait être un humain. Personne ne le pouvait, personne n’était capable d’un tel acte !

L’humaine, hélas, eut un terrible pincement au cœur. A eux deux, le couple représentait un parfait exemple d’enfants reniés… L’un parce qu’il avait eu le malheur aux yeux de sa mère d’arborer un gène maudit et l’autre… eh bien, elle ne le savait même pas ! En cet instant, la future mère espéra de tout son être que tout l’amour de son compagnon à son égard serait suffisant pour balayer ses derniers préjugés. Sinon… June se mordit la langue, elle ne préférait même pas imaginer ce que cela signifierait, ni les décisions que cela impliquerait…

"Je sais que tu essayeras, Kenjiss"

Loin de se douter de l’angoisse qui avait pris possession des entrailles de son compagnon, l’humaine sécha finalement ses dernières larmes. Elle faisait confiance à Kenjiss. Alors pourquoi se mettait-elle dans un tel état ? La peur, le stress, la situation…ah et surtout le petit être qui grandissait désormais dans son ventre. Beaucoup de choses pouvaient l’expliquer, en fait. La jeune femme eut un sourire triste. Elle n’avait jamais cru tout ce qu’on racontait sur la sensibilité exacerbée et les hormones hors de contrôles des femmes enceintes. Elle aurait peut-être du…

"J’espère seulement que tu y parviendras. C’est tout…"

Un bruit désagréable et strident vint mettre fin à l’atmosphère soudain devenue pesante au milieu du couple. June regarda son compagnon prendre la communication et répondre à une voix qui lui sembla très désagréable, pour ne pas dire franchement glaciale. Son compagnon devait bien s’amuser, à côtoyer tous les jours des collaborateurs aussi peu chaleureux. Après la porte parole sanglante qui voulait déjà la voir morte, voilà qu’une autre dingue qui lui sembla à peu près tout aussi antipathique, faisait son apparition. Non, vraiment, June n’était pas du tout pressée de se retrouver face à la Confrérie. Son compagnon eut d’ailleurs vite fait de raccrocher, pour limiter les risques, mais elle avait compris, à voir sa tête qu’il devait déjà repartir.

"Tes obligations t’appellent, on dirait…"

L’humaine soupira. Oui, bien sûr. Les obligations, d’abord. Evidement. Malgré la situation. Toujours. Sauver les apparences, tant qu’ils le pouvaient encore. Cela avait été convenu tel un accord tacite dès le début de leur relation. C’est pourquoi, même si l’humaine aurait volontiers étranglé l’énergumène qui venait de lui arracher son compagnon de force, celle-ci se força à sourire. De toute façon, l’essentiel avait été dit. Le temps maintenant ferait le reste… ainsi qu’un gros effort de volonté.

"Allez file ! Elle avait pas vraiment l’air … très contente à l’autre bout. On verra plus tard... pour les soucis immédiats"

Ils devaient juste déclarer un bébé improbable et assurer leur survie respective. Bref, rien que du très banal pour ce couple habitué aux coups durs finalement, non ? La jeune femme réajusta sa veste, s’assurant que ce qui devait être dissimulé l’était bel et bien. Puis, June hocha simplement la tête en direction de son appartement avant de déposer un rapide baiser sur les lèvres de son compagnon et de lui murmurer au creux de l’oreille

"Tu sais où me trouver… je crois que j’en sortirai de moins en moins."

Et sans attendre, ou peut-être parce qu’elle ne voulait pas le voir partir, elle fit demi-tour et s’éloigna. Son compagnon en faisant de même dans l’autre sens. Cela ne s’annonçait pas simple. Du tout. Mais elle assumerait. Ils devraient tous les deux assumer désormais…